L’Arbre Péguy.

 

Péguy c'est comme un arbre. Quand on regarde un arbre on ne demande pas si c'est logique. Si la logique de cet arbre est de pousser. Comme a Péguy, on ne demande pas si c’est logique que ça parle. Car ça parle. C’est comme un fleuve. Ou plutôt comme la sève d'un arbre. Ça ne fait que monter. Les dernières œuvres ont monté si haut dans le paysage littéraire français, qu'il faudrait imaginer un arbre antédiluvien. Un vieil arbre qui monterait encore. Une sève d'arbre qui monterait si haut que ça nous en donnerait le tournis. Et ça nous donne un sacré tournis. C’est le tournis des possibles. Tout est possible à chaque phrase avec Péguy. La sève tourne dans tous les sens. L'arbre Péguy a plusieurs branches. Chaque phrase peut proposer de nouvelles ramifications, et si j'ose dire, de nouveaux bourgeons de pensées. Des pensées comme des feuilles bien vertes. Péguy c’est des feuilles bien vertes pour un ciel bien bleu. Mais y en a marre des feuilles vertes ! Ça suffit les ciels bleus ! Plus personne ne veut entendre parler de feuilles. Plus personne ne veut qu’on lui rabâche les oreilles avec du vert. Plus personne ne veut qu’on lui cause de ciels ou qu’on l’assomme de paroles avec du bleu. La nature, les arbres, c’est louche. Le vert et le bleu, c’est louche. C’est avarié, pensent les modernes. Comme si le noir disait plus que le bleu. Comme si le sombre était plus proche du vrai que le vert. Vert et Vrai, ça paraît pourtant tout proche. Mais on ne veut plus d’images dans la modernité. On a trop annoncé la fin des métaphores pour que je vienne ici vous en déverser. Mais peu importe la métaphore, pour moi Péguy est tout de même face à ses ciels. Car chez Péguy, on parle forcément d’une pluralité de ciels. On dit les ciels, comme chez les peintres. Car Péguy a tout du peintre. Péguy a peint son époque, en craignant que le ciel ne s'assombrisse définitivement. Et il s'est assombri dans la pensée. Car a l'époque de Péguy, on pouvait encore penser comme un arbre. Un arbre qui pousse et qui pense. Et ca pensait en toute innocence. En toute naïveté ça pensait. En toute innocence et en naïveté. Et la naïveté c’est la vérité. C’est ça qui fait des ciels bleus et des arbres bien grands et bien verts. Pas des arbres de cité. Des arbres rabougris le long des routes, mais des forets. Pas de sinistres arbres tout décharnés du manque de pensée. De cette pensée exsangue. Cette pseudo droiture, alors que tout est couché. Tout est à l'horizontal dans la pensée d'aujourd'hui. Tout est au sol et raplapla. Ça ne bouge plus guère. Ou alors ça veut bouger, mais pour montrer ses différences. Ses prises de parties. Ses minables oppositions. Ses petites guéguerre à l'esprit. Ses petites circonvolutions. Ses petites et misérables prises de position. Tout est positionné aujourd'hui. Tout est bien tranché. Et Péguy serait bien malheureux dans cette forêt toute décharnée. Il serait bien seul et bien malheureux, tout là-haut, à la cime de son arbre. Au faîte de sa pensée. Tout au bout de ses branches. De ses phrases. Lui tout grand et tout vert. Lui tout rayonnant et tout ouvert. Lui face à des ciels si différends. Il serait bien en peine aujourd'hui. Tantôt on le traiterait de réactionnaire, tantôt on le prendrait pour un progressiste. Que de pauvres mots nous couvrent aujourd’hui. Que de pauvres vêtements nous habillent maintenant. Nous, les soi disant modernes. Nous les postmodernes. Nous dans la fin de tout. Car la fin de tout a déjà été proclamée. La fin de la poésie. La fin de l'art. La fin de la philosophie. Il ne manque plus que la fin de la bêtise. La fin de la connerie. La fin du sens a pris fin et une autre fin arrive. Toutes les fins nous tombent sur le poil et nous n'osons plus parler de vérité. Nous n'osons plus le parler vrai. Nous tournoyons comme des feuilles mortes au sol. Car la morale nous empoisonne. Toutes les morales. Tous les poisons modernes. Même les soi disant plus ouverts. Les morales ouvertes. A tous les vents ca s'ouvre. Même les luttes sont louches. Toutes les luttes nous paraissent louches. Car elles sont menées par des coincés. Des modernes et des postmodernes. Des coincés et des post-coincés. Aujourd'hui, si Péguy était vivant, si Péguy écrivait maintenant, il serait tantôt considéré comme un misogyne, tantôt comme un arriéré, tantôt comme un misanthrope. Un curé. Un vieux gauchiste qui finit mal. Un nationaliste pur et dur. Un fasciste pendant qu’on y est ! Il était trop croyant. Déjà a son époque, il était trop mystique. Déjà à son époque, il était trop pieu. Trop pur. Il écrivait trop bien. Déjà a son époque. Et aujourd’hui il nous raserait vite. Avec sa pensée. Avec son rythme. Avec sa phrase qui monte. Sa phrase qui s'amplifie. Sa phrase qui grossit à vu d'œil. Il montait au créneau de toute son époque. Il montait au créneau de tout ce que représentait la vie. Il magnifiait la vie. Il montait mais il démontait aussi. Il était le penseur parmi les poètes.

 

Il serait bien malheureux avec les intégristes d’aujourd’hui. Les ignorants du jour. Il serait bien malheureux avec ultra moralistes, et parmi eux, aussi, certains qu’on dit innovateurs. Il serait bien malheureux. Qu'aurait il a partager avec ces politiques affairistes ? Les hommes de gauche ? la soi disante gauche. Avec les pseudo socialistes ? Il serait bien malheureux. Avec ces féministes, dont certaines réclament force de police et peines de prison. Tous ces embourgeoisés anars végétariens, tous ces citadins qui mangent bio à leur faim. Tous les écolos moralistes. Les nouveau curés. Les futurs démagogues de la vie. Il serait bien malheureux. Tous ces gens qui soi disant luttent sans jamais lire un de ses livres. Il serait bien malheureux. Il se suiciderait Péguy, aujourd’hui, car ils n'aurait que des ennemis. Déjà en son temps, il avait des ennemis. Mais aujourd’hui, ses amis seraient aussi des ennemis. Des ennemis cachés. Des ennemis introduits dans sa pensée. Des ennemis, même chez les plus en avant. Car même chez les plus en avant, il n'y a plus de mystique ni même de curiosité. Chez les plus en avant, il n'y a que la lutte. Ou alors que l'art. Ou alors que la pensée. Ou alors des vieux principes. Des raccordements à des histoires vieilles. De vieilles histoires éteintes. Des histoires non renouvelées. Où sont les Marx, les Nietzsche, les Freud, les Lacan d’aujourd’hui ? Ou sont les nouvelles pensées d'aujourd’hui ? Ou sont les artistes ? Dans quelle galerie ? Dans quel système professoral ? Dans quel confort sont-ils ? Dans quelle histoire européenne sommes-nous aujourd’hui ? Dans quel état la France, aujourd’hui, vue d’un Péguy ? Vue de son arbre-lui. Il serait bien malheureux, aujourd’hui, parmi tous les hommes. Les hommes et les femmes. Les grandes femmes et les grands hommes. Il serait bien malheureux, lui qui ne cherchait aucune place. Lui qui avançait tête nue d'un poste a l'autre. Lui qui courait sur tous les postes avancés, tandis que ça tirait. Tandis que ça bombardait. Il serait bien malheureux. Sans tous les bombardements. Sans toute cette vie qui bardait et où les hommes ne cherchaient pas leur place, leur positionnement et leur posture. Lui, il courait. Tète nue. Il avançait. Tête nue. Offert à toutes les balles. Toutes les mises en garde. Tous les reproches. Toutes les moqueries. Toutes les rebuffades. Toutes les moralisations. Les crispations. Il avançait nu. Tout nu. Et il a tout perdu. Il est allé au bout et même ce bout là ne suffisait pas. Il a fallu forcer le bout. Aller au bout du bout. Creuser profond. Telle une charrue bien lourde. Une grosse charrue tirée par deux beaux bœufs. Deux beaux bœufs qui avançaient en force. La force tranquille, comme on disait encore, il y a peu. Encore si peu. Au début de notre temps. Notre temps de tromperie. Notre temps trempé de tromperies. Notre temps, notre jeunesse. La jeunesse détrempée de croyance. Nous sommes nés incroyants dans ce temps. Cette époque. Nous sommes nés déçus. Nous sommes nés trompés et déçus. Nous sommes nés comme morts dans cette époque. Nous sommes nés comme dans une gaine de malheur. Une gaine où nous avançons bien couverts. Trop couverts. Nous ne sommes pas prêts à tout perdre. Car tout nous rattrape. Toutes les époques. Toutes les morales. Toutes les histoires encrassées de morales. Même les histoires les plus terribles sont ternes, vu d’ici. Car tout est repris et ça tourne en eau de boudin. Tous les drames s’en vont en eau de lessive. Toute cette sale lessive. Ce sale jus. Tout ce jus de chique postmoderne. Nous sommes ainsi nés. Post mortem. Incinérés dans toute cette vie d'avant nous et qui nous prend sur le fait de vouloir encore exister. Nous n'avons pas à exister. Nous n'avons pas à courir tète nue et innocent de tout. Même l'air nous sera bientôt confisqué. Tout nous est confisqué. Nous ne pousserons pas dans une forêt. Et nous n'aurons pas de cieux au-dessus. Encore moins des ciels. Un seul ciel et celui-ci sera dessous nous. Nous avons tant été élevés au-dessus. Au-dessus du panier de la nature. Au-dessus du panier du vivant. Nous aurons un ciel dessous nous, alors que c’est nous qui serons dessous. Nous serons dessous nous. Dessous un vieil arbre. Une souche que l'arbre de ce pauvre homme. Ce pauvre humain relégué à sa propre histoire, sans aucun ciel devant lui. Un pauvre homme qui se morfond d'être. Un vieil arbre qui pousse vers on ne sait quoi. Dont les feuilles vont on ne sait où. Vers quels autres ciels peut-il encore aller, cet animal curieux ? Aujourd’hui, il n'y a plus que des anthropologues pour comprendre Péguy. Péguy et sa poésie. Il n'y a plus que des historiens. Des préhistoriens, même. Des paléo-ethnologues. Pas des sociologues ni des théoriciens. Pas des psychanalystes ou des deleuziens. Pas des linguistes ou des lacaniens.  Des chercheur du monde ancien. Des gens bienveillants. Il n'y a plus que cette race de gens curieux qui peut nous sauver. Des gens qui constatent et qui ne s'inquiètent guère. Qui s'imaginent qu'il doit bien y avoir une raison. Que la raison nous emporte. Comme si l'humanité emportait son secret. Elle ne l'emportera pas au paradis sa raison l'humanité. Tout au moins l'humanité française. Les humanités, comme on disait. Elles ne l'emporteront pas au paradis, d'avoir tant oublié son Péguy. Son bon vieux Péguy. Son vrai poète. Son grand arbre. Son plus grand arbre parmi la forêt des langues.

 

Car Charles Péguy n’est pas reconnu comme un grand poète, tel que René Char ou Francis Ponge aujourd’hui. Il n’est pas connu comme un Prévert ou un Saint-John Perse. Même pas comme un Eluard ou un Breton. Il est d’ailleurs encore moins reconnu qu’un Artaud. Antonin Artaud, il est facile de le reconnaître. Antonin Artaud est aussi un mystique. Un lyrique. Un qui fait des métaphores, comme Arthur Rimbaud. Rimbaud et Artaud même combat. Tandis que Péguy on ne le connait pas. On le connait sans le connaître. Il est connu parmi le peuple, mais il est en deçà. Il n’a jamais été dessus le peuple. Mais maintenant, il se trouve plutôt en deçà de la mémoire populaire. Il faudrait faire revenir Péguy. Il faudrait que Péguy puisse à nouveau se promener dans le peuple. Car il avait le sens de la communauté et non de l’individu. Il ne se retirait pas du troupeau pour écrire, Péguy. Les Rimbaud-Artaud, si. Les Rimbaud-Artaud se sont extirpés du troupeau. Les Rimbaud-Artaud ont déployé leurs cris. Le cri de Péguy est proféré aussi, mais dans le flot du troupeau, dans le fracas de la masse. Il taillait dans la masse, Péguy. Il se frayait un chemin dans les fourrés, mais il le frayait avec la communauté. Il avait ce sens inné. Ce sens communautaire. Car il avait le sens de la vie à profusion. Le sens du nombre. Du grouillement qui parle et qui vit. Et il est encore tout proche de la vie, Péguy, puisqu’il n’est pas statufié comme les deux autres. Qui connait le visage de Péguy ? Péguy n’est pas reconnu comme tous les autres grands poètes du Xxème siècle, car il semble peut-être confus. Et c’est tant mieux ! C’est là qu’il est fort. Il est inutilisable. On ne peut jamais vraiment se servir de Péguy pour générer une pensée. Parler à sa place. Écrire ses concepts en l’utilisant. Comme l’a fait, par exemple, Derrida, pour Antonin Artaud. Maintenant, les poètes contemporains sont bien plus influencés par les philosophes que par les poètes. Maintenant Derrida, c’est lui le poète ! Et Artaud une sorte de philosophe. Tout comme Péguy. Péguy est un écrivain, un vrai poète, mais c’est aussi une sorte de philosophe. Une sorte de penseur. Une sorte de faiseur de phrases qui pensent. Des phrases qui se pensent entre elles. Des phrases de la sorte de celles qui pensent la pensée. Et elles la pensent de la sorte avec la main. Et cette main n’est pas n’importe quelle main, c’est une certaine sorte de main qui pense aussi. C’est une main péguienne ! Car c’est vraiment cette sorte de main qui sent la philosophie arriver. Ce sont des doigts péguiens qui touchent la pensée pour la faire sortir. C’est cette main là qui sent. Elle sent la pensée arriver, comme si elle voyait. Elle sent comme si elle voyait arriver de loin la pensée. Elle la voit arriver de loin, avec ses gros sabots. Mais la pensée philosophique de péguy arrive aussi. Ouf ! Elle ne chausse pas de gros sabots, la pensée péguienne. Car c’est la main qui la fait venir et qui va tout retourner. Qui va fouir. Qui va enfouir et fouiller. Qui va triturer la pensée, la travailler. C’est la main philosophique de Péguy qui va tirer, amonceler, rouler, tailler, émonder, décortiquer, arranger et bidouiller la pensée. C’est la main qui, au final, va penser la pensée. Et c’est pour ça qu’il est une sorte de poète, mais un poète qui est une sorte de philosophe. Car sa main de poète a pétrit la pensée, la sienne et celle des autres. Et je dis « une sorte de philosophe », car c’est une catégorie bien à part. Une catégorie presque inconnue. Un genre oublié de la philosophie, de toute la manne philosophique. La pensée de Charles Péguy a été bien enfouie, bien rentassée, bien oubliée de toute la manne philosophique. Sauf par quelques-uns et non des moindres, tels que Gilles Deleuze. Gilles Deleuze s’en inspire d’ailleurs au début de Pourparlers. Quand il invective, quand il attaque. Gilles Deleuze n’a pas oublié Charles Péguy dans ce sens là. Lui qui voyait bien dans Péguy comment l’écrit se faisait, comment la phrase se constituait, investie par le milieu. La pensée qui se chargeait au mitan des phrases du poète. C’est ainsi que Péguy investit la philo. Par le milieu. Le centre. Par le nœud. Car tout est en nœud. Tout se parle et se construit et s’intensifie à partir du nœud, c’est-à-dire d’un milieu noué. Tout n’est qu’un réseau de nœud. Des nœuds des nœuds des nœuds. Et Péguy, à lui de tout dénouer. Et quand ça dénoue, qu’est-ce que ça joue ! Ça ne fait que ça, de jouer avec le nœud de la pensée, comme si Dieu jouait aux dés. Mais Dieu ne lance pas les dès au hasard. Il ne lance pas les dès du tout, d’ailleurs Dieu. Dieu ne joue pas et encore moins aux dès ! On le prétendait, il y a encore peu de temps dans la science moderne. Dieu n’a pas un instant joué au dés. Dieu n’a pas fait les étoiles pour rien. Dieu n’a pas fait l’univers pour des prunes et au hasard de ses dés. Dieu n’a pas misé sur la création. Misé ou pensé. C’est un peu pareil. Dieu n’a pas joué au créateur à l’aveuglette. Il n’a pas spéculé au pif l’univers, Dieu. Et le seul qui a su en parler chez les modernes, c’est cet ancien de chez les anciens. Ce poète antédiluvien. Ce poète d’avant les tempêtes modernes. Ce penseur de poète qui nous vient de l’ancien et qui a voulu panser la vie d’alors. Mais la vie moderne a eu raison de sa pensée, puisqu’il était le seul encore à se battre avec l’idée d’éternité. C’est pour cela qu’il est un philosophe de première ligne, car l’éternel le travaillait. L’éternel contre le fugace, le contemporain. L’éternité n’est pas une idée moderne, et d’ailleurs ce n’est pas une idée du tout[1]. Je suis éternel tant que je ne meurs pas, c’est tout. Tant qu’il y a quelque chose qui dépasse la vie, qui forme une pointe hors de cette poche, je ne suis pas dans la vie prête à trépasser pour juste une idée de trop. Car la vie est un mouroir à idée, tant qu’elle n’est pas éternelle, puisqu’elle n’est qu’une idée moderne sinon la vie. et c’est pour cela qu’il a fallu attendre la fin des modernes pour entendre à nouveau parler de l’éternel Péguy. Non pas par les postmodernes. Les postmodernes ne sont pas revenus à l’ancien. Les modernes étaient même plus proches de l’ancien que les postmodernes. Les postmodernes, eux, ne sont proches que de l’oubli. L’oubli du moderne. Alors que les modernes n’ont pas toujours oublié l’ancienne forme. Ce sont bien les modernes, et je ne parle pas des modernes que critique Péguy, ce sont bien les modernes qui ont ravivé l’ancienne forme. Jusqu’à retrouver la glossolalie, la fatrasie. Jusqu’à revenir au carnavalesque, à l’épopée, etc. A toutes les formes du parler populaire. Ce que ne nierait pas Péguy. Mais les modernes n’y ont souvent vu que de formes et parmi les formes, des formes étrangères. Ils ont été influencés aussi par les formulations anglaises, les inventions américaines, russes ou italiennes. Ils ont parlé des objectivistes, des Beats, alors que dans notre génération nous sommes aussi revenus à des poètes tels que Péguy. Car ce que d’autres ont vu chez Gertrud Stein, nous l’avons vu aussi chez le poète de Notre jeunesse. Car Péguy est bien plus fort, bien plus pénétrant qu’une Stein. Une machine Stein. Bien plus perforant qu’une machine à écrire de marque Stein. Bien plus perforant et performant, bien plus insistant et bien plus fou. Mais fou serait trop sympathique. Cela peut flatter d’être fou. Il n’était pas fou Péguy. Il était vrai. Il n’était pas que dans la forme entêtée et vide. Il vissait, il creusait, il pénétrait la page mais avec sa tête aussi. Sa pensée, sa mystique, sa vérité. Sa voyance toute à lui : il était vrai et puissant. Sa puissance parlait. Son entêtement avait raison. Sa raison était évidence, elle magnifiait. Elle magnifie toujours. Elle éclaire toujours. Elle illumine toujours autant toute la poésie. Péguy va plus loin, et tout ça en France ! Et tout ça en écrivant sur la jeunesse ! Et tout ça en écrivant sur Jeanne d’Arc ! Impossible aujourd’hui de parler de Jeanne d’Arc en étant pur, en étant vrai, en étant un enfant. Finis les enfantillages aujourd’hui. Il faut être du bon côté de la langue, de la pensée, de la morale ! Et ce ne sont pas les modernes qui ont causé ce désastre. Ce ne sont pas forcément les modernes qui ont créé cette confusion. C’est la diplomatie. La diplomatie a tué la poésie. La diplomatie des écrivains, des journalistes. La diplomatie des hommes politiques. La diplomatie télé. Les médias. Le fascisme bon teint a tué ceux qui s’aventuraient tête nue dans le grand champ de bataille contemporain. On ne peut plus s’avancer tête nue dans le monde contemporain, surtout si on se réfère à des poètes tels que Charles Péguy. Car le poète de Clio s’est aventuré dans son époque comme aucun. Il est allé au casse-pipe. Il n’y en n’a qu’un qui est allé au casse-pipe comme lui, c’est Céline. Céline a fait l’erreur de vouloir faire avancer le monde. Il s’y est très mal pris. Car, contrairement à Péguy, il a été poussé à le faire par les instances du monde, par ce bruit qui s’agitait hors de son verbe. Hors de son verbe, ça parlait trop. Il lui a donc semblé qu’il était nécessaire de prendre part au débat. Au débat des paroles et des bruits. Au débat des bruits de botte il a collaboré. Au sombre débat. Au débat qui sentait les égouts. Au débat qui sentait la merde il a pris part Céline. Et mal lui en pris. Il a eu tout faux Céline ! Et Péguy a eu tout faux aussi, mais pour d’autres raisons. Parce qu’il est vu comme un nationaliste sur le tard, un catho invétéré. Parce qu’il est compris comme un socialiste borné, un chrétien entêté. Un bergsonien à la retape et un poète passé de mode. Tout simplement parce qu’on ne le lit pas, voire plus du tout. Tout bonnement parce qu’on n’ose pas s’immerger dans sa poésie. Tout simplement et tout bonnement parce qu’on ignore totalement sa prose invraisemblable. C’est une forme de traitrise au final. C’est tout bonnement et tout simplement du scélératisme de la part de ceux qui sont bien droits dans leurs bottes de la parole. Bien droits dans leurs bottes de la pensée. Et le coup le plus dur est porté par les novateurs de tout poil aujourd’hui. Ceux qui se disent ouverts et qui voient en lui un ennemi des lumières, un ennemi des libertaires et du vers libre. Un ennemi des femmes et même un ennemi de l’homme tout court. L’homme libéré. L’homme au vers libre. Péguy est le contraire d’un arriéré de la poésie. Mais relisez le donc ! ou plutôt : lisez-le ! Car vous ne l’avez même pas lu. Vous l’avez condamné illico du fond de votre esprit. Du fin fond de votre pensée libérée vous l’avez déjà condamné, sans même l’avoir jamais lu ! Lisez donc la Deuxième Elégie XXX, ou lisez donc Notre Jeunesse, pour vous persuader de votre erreur. Vous êtes déjà des persuadés, mais avec Péguy vous apprendrez que votre persuasion a fait votre esprit tout serré, a fait de votre pensée un cachot à idées reçues. Lisez donc le Porche de la vertu et vous mourrez sur place ! Tout suffocants que vous êtes. Tout poitrinaires avec vos petits vers bien droits et bien posés. Avec vos petites lignes bien propres et bien dosées. Avec vos postures modernes. Votre ouverture d’esprit va en prendre un coup. Vous allez mourir d’inanition face à la prose de Péguy. Péguy a le souffle de la vérité. De la vie vraie. La vie prégnante et du rire aussi, tout au moins de la joie à partager l’amour. Car il rit et il est bienveillant Péguy. Même avec ses ennemis il a été bienveillant. Même avec le  monde moderne il a été patient. Il a attendu. Il a espéré un nouveau monde. Un monde totalement nouveau. Un quatrième monde, comme il disait. Il a attendu avec sa mystique. Pas avec la mysticité des pauvres poètes d’aujourd’hui, mais avec une mystique coup de poing. Pas avec des vers aux bouts arrondis et des pensées émoussées et nouesques de nos jours. Pas avec la philosophie nouée à sa propre parlotte. A sa propre historicité. Sa parlotte historiciste nouée avec une poésie tout affairée. Une poésie soumise à la philosophie. Une poésie de maîtres de conférence. Une poésie raboulottée et malade et timide, comme celle de nos jours. Une poésie qui remplit les théâtres. Qui est bien dite par les dicteurs du jour et non par un attaquant. Un poète qui attaque la pensée. Un poète qui fonce tête nue dans la vie. Un poète qui va au but, comme le décrit Nietzsche. Et il n’y a pas à rougir de ce rapprochement. En bien des endroits la puissance de Péguy rejoint celle de Nietzsche. Car ça pense littéralement et dans tous les sens. Dans la joie du rythme. Dans la marche saine des phrases. Ça roule et ça envoie promener. Par la générosité du parler. Par l’attaque franche et désintéressée de sa pensée. Par tout ce qui fait cette poésie invraisemblable, cette poésie hors du temps, Péguy est un don. Un vrai don pour aujourd’hui.

 

Charles Pennequin.

 



[1] Qu’est-ce que l’Idée d’ailleurs chez Péguy ? Péguy a-t-il une idée ? et du coup peut-on dire qu’il en a de mauvaises ? Il est dit que Péguy avait mal tourné dans l’Idée. Qu’il était au final devenu un nationaliste, car il critiquait Jaurès. Pour ma part, lorsque Péguy parle de Jaurès, tout au moins lorsqu’il prononce le nom de Jaurès, la messe est dite. Elle est dite pour la phrase, elle est même dite pour un nombre incalculable de pages. Car le nom prononcé termine à lui seul un livre entier. Mais elle est dite pour tout ce qui s’est développé et amplifié au fur et à mesure de ces pages. Le mot Jaurès est un comme un cri ou comme une écume. Une écume est portée par une crête, une crête par une mer. Une mer moutonnante de vagues. Toutes ces vagues qui s’amplifient au fur et à mesure des phrases. Le philosophe, l’historien ou le politique ont besoin de l’art, et pour ce qu’il s’agit de s’exprimer, de l’art de parler, c’est-à-dire de la poésie. Mais ils l’écartent au moment où ils voient surgir une idée. C’est-à-dire qu’au bout du compte, il préfère à cet art un tout autre, qui s’il n’est pas mathématique est militaire, l’art militaire est bien meilleur pour façonner des idées que l’art poétique. L’engagement est plus direct. Mais on pourrait aussi dire : le langage ment. Car le langage y ment. On n’y fait pas confiance. C’est comme pour l’amour, quand il devient aliment du mariage, disait d’ailleurs Rimbaud, le cœur et la beauté sont mis de côté. C’est pour cela qu’ils se fixent sur l’idée, et par exemple celle que Jaurès serait l’ennemi de Péguy. L’ennemi de Péguy c’était le bourgeois, et surtout sa langue, la langue bourgeoise qui embourgeoise tout ce qu’elle touche, c’est-à-dire tout ce qu’elle prononce, tout ce à quoi ou à qui elle s’adresse. Car Péguy parle plutôt d’une pluralité de parlers et d’actes qui font la vie d’un peuple. Une pluralité d’histoires et que toutes ces histoires doivent être rassemblées et qu’on ne pourra vraiment parler de l’Histoire que lorsque nous aurons les témoignages de tout ce peuple qui parle avec tous ses parlers à lui. Il ne suffira pas des grands écrits, il ne suffira pas des grandes plumes, mais aussi de toutes ces petites caches qui se trouvent être dans la vie humaine, et c’est pour cela qu’il parle, au fur et à mesure des pages, d’un peuple à qui on a coupé la parole, d’un peuple à qui on a imposé une autre parole et cette parole venait aussi d’un ami du peuple. Il n’était pas nécessaire pour Péguy de parler des ennemis du peuple, mais de ceux qui se disent amis et qui parlent en son nom en une langue qui n’est pas la sienne. Il faut lire ça chez Péguy. Le problème de ceux qui ne croient pas au langage, c’est qu’ils ont fini par nous faire croire qu’il y avait mensonge dans celui-ci. Alors qu’il n’y a pas de mensonge, il y a une vérité, et la vérité est que tout mot est un trou. Le mot « mot » ment, comme disait Tarkos dans son très beau poème. C’est que le mot est mentirie par nature, il aimante le ment car sa nature est vraie. Sa nature est la mentirie. Sa nature est de défaire l’idée. Pourquoi il y a cette défaite de l’idée ? Si vous voulez défendre une idée, il faudra à tout prix utiliser le langage tout sec du conférencier, de l’historien conférencier, et non celui de Péguy qui est prêt à user tout l’auditoire du monde. Une idée est développée puis elle glisse au fur et à mesure, à travers les âges, dans l’esprit humain. Ce n’est plus une idée après. C’est un bruit. C’est ce bruit contre lequel Artaud a dit qu’il fallait qu’il se mette à parler pour dire qu’il n’utilisait pas de mot ni de lettre, c’est-à-dire qu’il lui a fallu sortir de son être, de son corps, de son langage, de sa vérité à lui, de son ment vrai, pour expliquer ça. Mais on ne l’a pas écouté. On finit même par se demander qui l’a lu au final. Le chant de l’oiseau ne dit pas uniquement « je vais te voler dans les plumes ». Le chant dit aussi qu’il n’y a ni mot ni lettre. « Les sentiments ne sont rien/les idées non plus/tout est dans la motilité/dont comme le reste l’humanité n’a pris qu’un spectre ». Le chant de Péguy ne peut être pris que pour un chant qui en dit long, mais qui chante avant tout, c’est-à-dire qu’il ne peut ainsi finir dans le grand dévidoir à idée. La fin de l’art est une idée qui maintenant échauffe bien des esprits. La fin de la philosophie aujourd’hui se transforme en la fin de l’objet, en fin des relations, en fin des paroles et en fin des passions. Qu’est-ce qui va rester d’une belle idée ? Le fait qu’elle a été prononcée avant toutes les autres et avant nous-mêmes. Avant les naissants il y a eu l’Idée. Mais Péguy a déjà dit en son temps que tout avait été dit et fait. Tout avait été pensé, mais sans lui. Tout a été dit et fait sauf moi et mon parler, disait Péguy. Tout est à refaire. Tout est à repenser. Rien n’a encore été fait au final et c’est tant mieux. Ainsi va la vie. C’est pour ça que l’écrit de Péguy est encore en vie, c’est parce qu’il n’a pas été pourri par la seule idée qu’il était un nationaliste ou un prêtre-écrivain, mais parce qu’il pense en poète, qu’il est un de ceux qui entortillent les phrases et lui, Péguy, faisait sortir son poème d’une immense vague qui emportait tout sur son passage, les sentiments, les passions du jour ainsi que les idées.