Le problème est que les corps s’entassent, qu’ils veulent ça, l’entassement, que les corps se rassemblent et puent. C’est le problème de la nuit qui nous guette avec la promesse de l’entassement. On reste coincé dans le corps, plus moyen de sortir, plus moyen de dégager un bout d’existence. Le problème est que les artistes n’ont rien sauvé de leur existence, à part des œuvres, mais les œuvres montrent la mort. Leur mort. Le problème c’est que pas un seul artiste n’a réussi à survivre à l’existence. Pas un seul dans toute l’histoire. Vous pouvez me croire ou non mais c’est vrai. Il n’y a pas un seul artiste qui a survécu à la vie et à son existence. Alors on dit : « oui, certes, mais il y a les œuvres ! ouf ! » Et c’est pour ça que le problème suivant est que nous rentrons dans une forme d’ordre qui est l’ordre des spectateurs, l’ordre suprême pour l’oubli de soi et où l’homme se prosterne devant l’artiste. C’est l’institution des artistes qui a inventé l’ordre du spectateur pour que l’homme se tienne bien tranquille. Alors que chaque personne du public qui rentre au spectacle devrait rentrer avec tous ses problèmes, et notamment celui qui est que son corps l’entasse, que son corps à décidé l’entassement de lui-même depuis qu’il est né. Depuis sa naissance, le spectateur est dans un corps et ce corps est son étouffement. Depuis que nous sommes nés nous sommes destinés au spectacle de notre pourrissement dans un corps. Le corps est un enfermement. Et c’est l’un des premiers problèmes qui devraient secouer toute personne entrant à l’œuvre, il faut rentrer dans l’œuvre avec tous les problèmes liés à l’existence, tous les problèmes quotidiens, il ne faut pas tomber la veste des problèmes quotidiens, il faut les poursuivre. Et aussi indiquer, dénoncer, le simple fait que lui aussi, l’artiste, est mort avant l’œuvre. Lui aussi, l’artiste, va se retrouver coincé dans un corps, le souffle écrasé par des organes. Comment après s’agenouiller devant l’artiste, c’est-à-dire s’asseoir et l’écouter patiemment alors que de tous les temps, nous ne pouvons observer chez lui le moindre pourcentage de réussite face à la mort. Tout le monde doit rentrer avec ses problèmes, tout un chacun rentre ici avec ses préoccupations les plus diverses, sa vie la plus diversifiée, tous doivent être vraiment en lieu concerné et non au spectacle. La vraie écoute peut se faire à ce moment-là, parce qu’à ce moment-là nous ne glissons pas dans l’imposture, nous ne sommes pas dans les postures, nous sommes concernés tout autant que l’artiste par les problèmes de vie. La vie pose un problème. La vie est un problème qui peut être lié à l’art, tout comme à la pensée. Seulement, la pensée seule ne va pas. La pensée des intellectuels est souvent trop sèche, la pensée est sèche et du coup, à chaque fin de phrase d’une pensée de philosophe, le cri voudrait se faire, le cri est dû à l’étouffement des pensées des philosophes qu’ils ont traduit en phrase. L’étouffement se traduit. La phrase éteint la pensée. Alors que la pensée n’est pas dans la phrase uniquement. La pensée est aussi une bosse et un cri et qu’il n’y a pas de phrases qui permettent de traduire l’impossible respiration. Les bonnes fabrications, les tournures de phrases sont des enfermements de la chose respirée. Elles bloquent la respiration et le roulement de la pensée à travers des mots enchevétrés et écrasés, sans constuction. Les phrases des pensées sont comme des enfermements de corps. Elles sont des organes qui empêchent la libre circulation de la pensée dans la vie. Il faut des cris de philosophes, il faut pouvoir penser à partir de la douleur et du rire philosophique et non, par exemple, de sa définition du rire. La pensée est quelque chose qui se veut libre et en dehors du cadre très serré, en dehors du corset sectaire de la philosophie, la pensée veut aussi le chant mais sorti, le chant sorti et qui aurait déjà trop subi tous les encombrements de corps. Les encombrements de corps sont les mains et la langue. La voix. La voix, la langue et les mains sont les encombrements de la pensée. Alors, la pensée peut s’amuser. La pensée peut jouer avec le cri et avec les gestes dans tous les sens pour traduire son existence et s’échapper du corps. La pensée joue avec le corps pour le laisser retomber ensuite et profiter de l’élan pour sauter dans l’air. Elle joue du corps mais le laisse finalement à ses propres encombrements. Car la pensée est ce qui réclame le plus d’air. La pensée est ce qui réclame la respiration à outrance et aussi le jet vers le dehors, le saut, l’expulsion du sensible au dehors. Sensible, qui veut dire : j’ai pris suffisamment de coups dans la gueule pour vouloir et pouvoir, pouvoir et vouloir sauter dans le vide. Le saut dans le vide de la pensée grâce à tout ce qui est possible de faire avec tous les encombrements de corps et les coups de pied au cul de l’existence. La pensée c’est des bosses et des coups dans la gueule par la vie. C’est aussi le ramassement de l’intérieur pour un soulèvement possible hors du corps. Grâce à tout ce qui forme le corps, à son côté empaté et impossible. Grâce à toute la finesse écrasée des organes. Finesse et écrasement, entre les deux la pensée circule et s’échappe. Le chant est une forme d’échapée du corps, tout comme le geste, les gestes dans tous les sens, les sens répartis dans le corps, les sens qui provoquent la respiration de ce corps, jusqu’au moment où celui-ci décidera, d’un commun accord avec lui-même, qu’il faudra tout ratatiner dans la mort.