Il est là. Il vient nous voir nous autres. On est là, à grenouiller. A faire de l’art, à gesticuler plus exactement. Gesticuler c’est faire de l’art après tout. On ne sait pas, on attend qu’il nous dise. On n’est pas sûr. On sait qu’on est dans un lieu qui prête à ça en tout cas, à la gesticulation, ou à l’art. on sait qu’on peut y aller. On est trois et on y va. Il y a elle et lui et il y a moi. Moi je suis un peu leur professeur, même si j’ai jamais professé. J’ai jamais voulu faire ça, d’autant que moi et les profs. Mais là c’est pas pareil, je suis pas vraiment prof, je suis venu pour m’amuser. Pour faire de l’art. ou bien gesticuler. Je sais pas, je voulais être avec eux deux, et leur montrer le génie du coin. Il est là, lui. Le génie. Il revient vers nous. il nous avait laissé le champ libre, dans sa tente. Son chapiteau. Puisse que je vous dis qu’on est dans un cocon. Comme des pruneaux. Ou des coqs en pâte. Des lapins dans leur garni. Bref, je sais plus comment on dit. On se dit qu’on est gâté en tout cas. Il nous a prêté son magasin d’art où il y a tout son mobilier, ses planches patinées, ses cadres peinturlurés, ses tables de vieux cafés et ses chaises au dossier trop droit. Et ses murs tapissés. Tout ça qui va ou pas sur une scène. Toute la scène est devant. Ou bien derrière. On ne sait pas bien. C’est lui qui le sait, il parle toujours des seuils. Franchir des monticules, des bouts de palettes, des choses hétéroclites et disparaître, puis réapparaître. Etre ici ou être pas là. Moi je me souviens de son dos une fois. J’ai jamais vu un dos ainsi. Un dos qui s’en allait. On voyait plus les autres. Les autres et leur face à face. Leurs profils et leurs grimaces. Leurs gestes entrelacés, même leur façon de se carapater à eux, ça on regardait pas. On voyait juste ce dos qui s’en allait. Il quittait la scène et c’était bien suffisant. Ça avait fait ma soirée ce dos. J’ai vu qu’un dos qui partait et c’était lui. C’était le clou du spectacle, il fallait pas le louper. Et le voilà qu’il revient. Il entre chez lui, dans son chapiteau. Il entre pas sur scène cette fois, il est juste là, qui avance vers nous. Nous et nos combats pour l’art. Avec nos gestes dans le vide. Nos paroles qui résonnent dans le chapiteau. Nous à gesticuler de l’art à tout va. Et lui qui revient tranquille vers nous. Il s’interrogeait qu’il nous dit. Nous à fabriquer du détail, à filmer le rien, à gueuler vers des rideaux noirs, à se tailler les veines pour du semblant. On joue à du vrai et lui qui entre et nous lance, J’ai vu une pierre. Il y avait cette pierre au bord du chemin. Une grosse pierre. On peut pas la soulever. Nous on comprend rien de ce qu’il nous raconte. On est là avec nos textes, avec notre caméra et nos bouches ouvertes. Nos veines sont prêtes. Les deux autres ils se sont cousu les bras. J’ai pas tout compris de leur démarche. Iis veulent performer qu’ils disent. Ils se cousent les bras pendant des heures. Une performance d’heures. Avec du sang qui coule. Et pendant ce temps lui il se pointe. Il nous parle de sa pierre, sur le chemin. Et nous qu’on arrête nos gesticulations. Toutes affaires d’art cessantes. On ne l’interrompt pas le gars. C’est le grand patron du champ. C’est à lui le chapiteau. Et ça a l’air vrai qu’il a vu une pierre. Il dit, J’ai vu cette pierre au bord du chemin, une grosse pierre. Et je me suis interrogé. Ça fait combien d’années qu’elle est là. Et combien d’années en plus qu’elle existe. Elle est là depuis qu’elle existe ou pas ? En tout cas cette grosse pierre ça fait depuis le déluge qu’elle est là. Et pendant ce temps nous on est là. Pendant le temps qu’il nous déballe sa pierre avec sa bouche. On fait de l’art, on gesticule, on parle. La pierre elle n’a rien fait. Mais quelque chose a fait cette pierre, et nous on fait quoi ? On ne sait pas trop quoi lui répondre. On a vraiment l’air con. Les deux avec leurs aiguilles et leur fil. Et moi qui allais d’un coin à l’autre. D’un rideau l’autre. Il a dû nous entendre. Tout à coup on se dit qu’il se fout de nous, il a a tout capté. Puis il a vu cette pierre. Il a dû être désolé, alors il est revenu. C’est comme nous dire, Cassez-vous. L’art c’est trop sacré. Et faut pas y toucher. C’est ça qu’il nous dit quand il nous bazarde sa pierre en rentrant de sa promenade. L’art lui ne se casse pas. L’art lui il reste là. Il est bien lourd, bien fracturé, bien blessant, bien coupant. L’art est dur et défie le temps. Cette pierre lui a dit tout ça. Cette pierre lui a parlé de toutes ses sœurs et de toutes ses mères. Toute une filiation de pierres qui ont roulées dans sa cervelle. Toutes ces pierres qu’il a vues défiler en regardant celle du chemin. Cette pierre comme une borne. Une stèle. Une balise. Pour rappeler le promeneur. Lui dire de quoi c’est fait la vie. Toutes ces pierres qu’il a senti bouger dans sa pensée d’un coup. Dans son corps même il a senti un effondrement. Un éboulement. La pierre a débloqué un axe en lui. Il a senti une ouverture. Il a vu une faille et il a regardé dedans. Il y avait un amas de pierre dressé sur le temps. On allait rester un moment comme ça, avec tout ce qui bloquait en dedans. Les pierres dont on a fait les églises. Les pierres qui roulent dans les vallées grises. On se croyait dans un calligramme d'Apollinaire, avec ses pierres. Les pierres qui glissent dans la glaise, comme si elles étaient sur de la banquise. Les plaques flottantes, les pierres à voile ou les pierres glissantes, les pierres marchantes. Les marches carrés ou rondes des roches magnétiques. Les pierres qui jamais ne semblent pourtant bouger. Les masses sortent pourtant de terre. Et s’épuisent à monter au bout de millions d’années. Puis ça se réduit comme peau de chagrin. L'effet de la pénéplaine est sur elles. Les pierres qui viennent du continent unique. Les pierres des Appalaches ou des monts d'Arrée. Les cailloux du Gondwana, de la Pangée. Les pierres si chères à Roger Cailloix. L’écriture asémique des failles. Les peinturlures de la lithosphère. La croûte terrestre qui plisse et donne la mère des vents, l’Himalaya. Tout y est passé avec lui. C’est passé par lui d’un coup. Comme un arc électrique. Il a tout compris. Mais nous ça nous pesait. Les concrétions silencieuses. Ou alors il a dit siliceuses. Les pierres projetées depuis les laves. Les bombes qui tombent des volcans. Tout ce matériel créatif, générateur de vie qu’il nous a dit. Il nous l'a même pas dit. Il n'a rien développé de tout ça, l'animal. C'est maintenant que j'y pense, et je me dis qu'il avait raison. Il a juste fait résonner le mot pierre dans sa tente. Ça nous a bombardé avec des ondes. Ça nous grillait tout le corps. Nos caboches tournaient à vide. On voyait plus rien. Il n’y avait plus d’air. Plus d’eau. La vie s’évaporait d’une traite. On pensait maintenant comme la pierre. On se prenait une chute de mots. Une cascade d'incompréhensions. Nous qui étions tout fier et lui avec son mot pierre. Avec ses interrogations sur la création. Lui avec son regard qu'il a porté sur ce chemin. Ce regard de pensées lourdes. Ce regard qui rasait la terre. Et cette vision qui coulait dans l'air, depuis la pierre, comme une évidence. Ça lui paraissait normal, à lui, tous les jours à s'interroger et le soir à boire. Car le soir il fallait boire. Se remettre de la pierre. L’éponger avec de la bière. L'art est patient. Il lui faut du temps. C'est une coulée millénaire, disait-il, avec ses chaînes d'accrétion. Ses plaques tectoniques. L'art progresse en tournant, en rampant. L’art se monte dessus, ça avance à pas très lent. Plus lent qu’un bœuf. Bien plus lent qu’un charriot tiré par deux bœufs. Mais il peut partir vite aussi l’art. il peut partir d’un coup, comme une balle qui traverse tout, comme une boule de lave et remonter les âges dans ses tunnels de feu. L'art remonte ainsi en panaches et arrose l'air et la terre. L'art est d'abord une création de l'univers, pensait-il. Les étoiles en formation. Les escadrons de novae, les trous noirs en observation depuis les noyaux galactiques. C'est comme un art militaire. L’art c’est avant tout une guerre mais pas pour cent ans, ni mille, mais pour toujours. Et nous on n’est pas dedans. On sera jamais vraiment dedans. Nous on joue à la guerre sur le côté. On joue sur les pourtours de l’art. On fait mumuse, nous, à créer aux bordures de l’éternité.