Il renie tout. Il renie son passé. Pourtant son passé vient toujours dans sa tête. Son passé encombre sa tête. Il a mal à son passé, comme il dit. Il dit, J’ai du mal à mon passé, comme J’ai mal à mon anniversaire. Son anniversaire lui rappelle son passé qu’il ne connaît pas, car il ignore sa vie avant de naître. Son anniversaire lui rappelle cette ignorance. Alors il dit avoir mal à l’endroit de son ignorance, comme si c’était une blessure, quelque chose toujours qui suinte en dedans. Il pense alors qu’il faudrait construire des canaux pour conduire le passé. Pour le faire passer, le digérer. Mais il préfère renier. Tout renier ce qu’il a fait. Il est contre ce qu’il a produit et surtout contre ce qu’il n’a pu produire. Sa jeunesse il n’a rien pu produire dedans. C’est ce qu’il pense. Il n’a pu produire sa jeunesse. Sa jeunesse serait comme une chose à part, qui suinte à part. Sa jeunesse est une pousse qui se développe à part de moi, disait-il. La jeunesse est totalement indépendante de sa volonté. Il ne peut rien en faire, même aujourd’hui. Il a beau la repenser elle revient toujours aussi sauvage et sans lui. Il récuse cette jeunesse où il n’a pu exister un seul instant. Il voudrait y revenir, refaire marcher le passé. Le passé au pas cadencé. Mais comment redémarrer cette vieille machine. Ce vieil engin de la jeunesse. Cette jeunesse si vieille et pourtant encore un peu farouche. Ombrageuse. Insociable jeunesse et pourtant tout asservie. Asservie au savoir qui vient des adultes. Elle ne voudrait rien savoir des adultes, elle ne voudrait rien savoir de rien. Elle ne voudrait pas connaître les gens la jeunesse, mais lui n’a fait que cela. Autour de lui il n’y a toujours que cela, des gens. Des adultes surtout, ou alors des enfants. Il préfère encore les enfants, même si avec les enfants la dureté ne dure pas. La dureté d’être dans la même résolution. La résolution de ne rien résoudre. Ces préoccupations ne durent pas avec l’enfance. La durée n’est d’ailleurs pas dans l’enfance. Tout est fugace, tout tend à disparaître dans l’enfance, surtout l’enfance elle-même qui ne tarde pas à disparaître. La dureté des relations, la sauvagerie. Il avait vu le film L’Enfant sauvage, c’est ainsi qu’il aurait voulu vivre. Mais qu’on ne le capture pas comme dans le film, qu’il reste un sauvage, qu’on ne le ramène pas à la raison. Qu’on ne le prenne pas dans les filets du savoir. Qu’il ne soit pas éduqué par un professeur. Il n’a jamais connu de bons professeurs, soit c’était des secondes mères pour lui, soit des pères fouettards. Soit c’était des femmes cultivées qui n’avaient rien à lui dire, ni à lui apprendre. Soit des hommes libres, mais qui n’étaient pas des professeurs vraiment, qui étaient des hommes animés par leurs désirs. Il a compris qu’il fallait trouver l’enseignement soi-même. Il fallait se trouver dedans, dans une recherche. Que cette recherche se fasse seule. Il n’avait rien à attendre car il savait que l’enfant sauvage doit s’enseigner à lui seul et chercher ce qui pourrait l’enseigner. Il ouvrait ainsi des dictionnaires. Il tombait sur des mots bizarres, des noms de mouvements, des titres de livres étranges. C’était ça qui l’enseignait et ça venait de son père. Son père qui incidemment lui avait offert des dictionnaires. Son père qui sans jamais le vouloir était son professeur. Le professeur ignorant. Les dictionnaires du père, c’était par là qu’il allait comprendre ce qui l’attirait. Et ce qui l’attirait c’était le bizarre. C’est dans le bizarre qu’on doit se trouver, disait-il. Dans une image floue, imprenable, une vision déformée, un mot mal interprété, un nom mal entendu et qu’il faut répéter. Il devait apprendre de biais. Ce qui lui arrivait passait de biais, par les titres de livres et les images bizarres. Par exemple les livres de science-fiction. Il n’avait rien à faire de ce qui était écrit dedans, c’était toujours mal écrit. L’impression de la science mêlée à la fiction, c’était l’idée du futur et donc du temps. Il devait travailler sur le temps, en réalité. C’est ça qu’il a compris en voyant des livres de science-fiction. Il a compris que le temps était le passé. C’était le vrai temps. Et qu’il n’y avait pas de futur. Le présent ne tournait qu’autour du passé. Il ne pivotait que grâce au passé. C’est le passé qui fait tournoyer le présent, qui lui fait faire ses révolutions. Les révolutions ne sont pas dans le passé, elles nous reviennent. Elles sont là, elles sont du présent. Du présent venu du passé, mais qui n’est plus le passé. La révolution est passée au présent. La révolution n’existe qu’au seul présent et pourtant ses lumières viennent du passé. Les lumières sont données par le passé et le présent gravite autour. Autour et dedans. Le présent tourne toujours depuis l’axe du passé. Mais le passé est pris comme s’il était absorbé par le trou du présent. Car le présent est une espèce de trou, un puits sans fond et sans lumière, et le passé vient dans son horizon. C’est l’horizon des événements du passé. Il vient pour se faire happer, se faire absorber. Et toujours le présent happe. Toujours le présent absorbe. Et toujours le présent oublie. Toujours le présent est là à se nourrir du passé qu’il va de suite intégrer et oublier. S’il l’a oublié c’est qu’il le rejette. Il rejette un trop-plein de passé. Alors ce passé-là tourne autour du présent jusqu’à ce qu’il soit enfin avalé. On ne peut rien faire d’autre avec le présent, ou alors retravailler son passé soi-même. Soi-même trouver son enseignement. Trouver dans le passé le bon enseignement. Comment retrouver le passé et le refaire. Car le refaire n’est pas le trahir. Il n’y a pas de traduction à faire mais à écrire. Il y a le passé à inventer, car au fond le passé n’existe pas en lui-même. Il n’y a pas d’astre du passé. Il n’y a pas dans le ciel des événements un passé à remettre au présent sans l’écriture. C’est en écrivant qu’on commet son passé. On le commet et donc on le connaît. Il nous faut écrire sa propre histoire, dit Il, car le passé est fait d’histoire et l’histoire c’est l’écriture. L’écrit nous vient du présent. L’écrit vient se présenter à nous pour nous parler du passé. L’écrit vient de l’intérieur de la sphère du passé, dans son coeur même. Il nous faut trouver le coeur de fer du passé et le remettre à jour. Révéler à nouveau ce coeur de fer et l’exposer au présent, voilà ce qu’il avait plus ou moins compris. Mais il ne le comprend pas pour autant, pas totalement. Il n’en fait pas le tour totalement. Car comprendre totalement ce serait ne plus être au présent et fouiller. Les vivants fouillent dans le présent comme dans des poubelles. Ils ne peuvent être que dedans. Ils ne sont qu’au présent, c’est-à-dire dans le trou d’eux-mêmes où ils creusent, pelletée par pelletée, pour trouver le cœur ferreux du temps.