Per-Jakez son père est mort au début des années 90. Sa mère est encore vivante. C’est une mayennaise pure souche. Elle est en Ehpad. Il va lui rendre visite. Maintenant c’est difficile, il faut montrer patte blanche pour rentrer chez les vieux. Et pas moyen de faire venir sa mère chez lui, trop d’escaliers à franchir ! Et pas question de faire monter la mayennaise. Elle est en fauteuil à roulettes ! C’est mieux de dire à roulettes. C’était mieux d’ailleurs les mots, avant. Avant qu’on dise. Qu’on dise que c’était mieux. On le disait avant déjà mais moins. Maintenant on se plaindrait tous les jours sur le langage si on se laissait aller. Faudrait pas trop nous pousser. Pousser mémère. De toute façon on comprend rien à ce qu’ils disent, même dans la culture, c’est comme un cabinet d’experts, avec leurs cravates et leurs mots tout neufs. Ils ont tous des têtes de colonels en plus. Ils ont choisi leur camp. Ils vous font la guerre, dans les tranchées du langage. Ils vous parlent de culture, comme ils vendraient des missiles. Cela dit, ils se plaignent tous les colons, les gradés de la culture : ça se vend plus comme des p’tits pains les œuvres d’art ! Les missiles non plus, faut dire ! C’est à cause de tout leur parler novateur, le nouveau dialecte qui voudrait ratatiner les parlottes. Tous les commandants de districts poétiques, des ratatineurs à parlottes aujourd’hui, dit Per-Jakez ! Per-Jakez sa mère a passé son enfance à Cherbourg. Le père de sa mère y était cheminot. Il conduisait des trains. Le père de la mère de Per-Jakez disait : - Je suis né dans l’appartement où ils ont fait le fameux film, celui des parapluies... au numéro 5 rue du port. On s'est fait connaître grâce à ce film, sinon avant c'était un peu la cour des miracles… il y avait la terre et la mer, l'employé, le pêcheur et le paysan. Et moi je suis rentré au chemin de fer par accident. J'avais pas l'esprit cheminot, mais un jour on m'a dit, Tu vas au dépôt ! Au dépôt, on passe le balai, on fait un peu de mécanique, des réparations sur les machines… et puis après on m'dit, Bon, ben, toi tu vas passer conducteur. Alors on passe un examen intensif… on va au cul de la machine, on remise, on fait une mise en tête de gare ou aux triages. Un atteleur vient, il accroche la machine, il fait les sabots de frein... un cheminot, c'est pas un fainéant ! Il a sa feuille pour le mois… il va au dépôt et par exemple il dit, Je fais le 183. Le plus célèbre, c'est le 183, le train bleu… celui qui relie Paris-Nice, avec les wagons Orient-Express… des trains couchettes aux armoiries Pullman et des petites fenêtres. Lorsqu'on roule la nuit, à 180, ça fait une traînée bleue. Dedans, c'est des vrais appartements, des « single », avec un secrétaire... et lorsqu'on lève le secrétaire, il y a le lavabo avec un urinoir et un broc… deux lits en acajou, comme dans les James Bond ! C'était le train le plus rapide à l'époque, avec le Mistral ! J’ai vécu une belle aventure... maintenant c’est moins paternaliste... le tutoiement du cheminot était reconnu des hautes structures. Aujourd'hui la SNCF c’est devenu le déversoir de l’ENA... c’est un peu ça qui a cassé le système. Du plus petit jusqu’au plus haut, ça se tutoyait… on est cheminot avant tout ! De la base jusqu’en haut ! Même le directeur, il a commencé comme arpette… et le règlement était fait par de vrais cheminots, maintenant les ordres fusent d'en haut ! Les décisions sortent de l'ENA, c'est pour ça qui a plein de retards. Ils pondent des directives, on est obligé de respecter… par exemple, avant vous aviez le carré, comme on dit dans le jargon… même quand c'est devenu en balle on a toujours appelé ça un carré. On voyait le carré jaune, on disait, Attention, il va y avoir le rouge ! Maintenant on arrive au jaune, on passe de zéro à trente jusqu'à temps que le dernier wagon est passé. Avant, à la vue du signal, on pouvait reprendre sa vitesse normale, maintenant c'est fini... et sur les cantons, vous avez un feu tous les mille cinq cents mètres... c'est pour ça que les trains s'arrêtent parfois, parce que l'ENA a voulu marqué son emprunte. C'est plus les cheminots, c'est l'ENA !… l’ENA qui fait la pluie et le beau temps !… d'où les retards, les accidents… bientôt ils vont se passer conducteurs et si ça continue, on dira plus les cheminots, mais les énarques ! Per-Jakez le sien de père lui il partait tôt le matin à l’usine, il avait cassé son dos à l’usine… il avait une pelle et il mettait du béton autour des feux. Son père travaillait à être autour des feux, il était toujours près des machins en fusion et il tournait autour. Il tournait il tournait et mettait des parpaings et du béton. Il faisait couler le béton sur les parpaings, il posait les parpaings autour des trucs en feu, les machins en fusion. Il avait toujours soif et après il s’essuyait le front, il s’éloignait alors du feu, c’était des gros feux, des hauts feux et on enfournait tout dedans. Tout était en fusion dedans et lui son père il lui fallait refroidir ça, qu’il refroidisse le feu… le beau-frère du père à Per-Jakez était aussi sur le feu. Il y avait d’autres gens de la famille qui travaillaient dans le feu. Feus les gens qui travaillaient dans le feu, car ils avalaient la fumée, la fumée du feu qui provenait des machins de métal… ils inhalaient le métal en fusion, ils avaient le goût du métal dedans, dans le sang ils avaient le feu dans le sang, le feu au goût de métal qui circulait dans les veines. Le métal avait le gout du sang ou alors c’est le sang lui-même, le sang avait le goût du métal en fusion dans leur bouche. Le goût remontait à leur bouche et après ils avaient soif, ils buvaient beaucoup pour éteindre le feu qui remuait dans leurs entrailles, le feu les consumait alors ils buvaient tout le temps dans leurs foyers faits de briques rouges. Per-Jakez son père après l’usine tandis qu’il faisait la sieste rentrait enfin chez lui. Per-Jakez était encore tout petit il faisait toujours la sieste et après il se réveillait. Quand il descendait, il ne fallait pas faire de bruit. Tout semblait calme tandis que sa mère repassait, le geste de sa mère ajoutait du calme dans la pièce. Elle repassait dans un silence recueilli. Elle repassait les aubes du curé du village, l’abbé Frappart, il revenait récupérer les aubes des enfants de chœur que sa mère avait repassées. Elle disait à Per-Jakez de ne pas faire de bruit, il ne fallait pas réveiller le père qui dormait. Le père revenait de l’usine, il était parti très tôt de la maison, il avait pris sa gamelle dans son sac, son sac accroché à la clinche de la porte qui donne sur la cave. Son sac de cuir qu’il portait en bandoulière. Il partait à l’usine et descendait la rue pour aller au bus, puis revenait aussi en bus avec son sac et tous les voisins, les voisins aussi allaient tous à l’usine, avec leur gamelle aussi. Certains allaient encore à vélo ou en mobylette bleue, mais beaucoup prenaient maintenant le bus. Maintenant qu’il y avait des bus pour aller à l’usine et le père de Per-Jakez revenait dans l’après midi, puis il se reposait, puis il mangeait des lentilles que lui avait préparées sa femme, puis il buvait du vin pour éteindre le feu. Per-Jakez le sac de son père sur la clinche, il le revoit et pense à la porte d’un blanc brillant qui mène à la cave. Per-Jakez, dans sa cave aussi il y avait le feu, c’était le petit feu des foyers qui grondait. Le petit feu qui grondait sous les pieds de Per-Jakez. On livrait souvent le charbon en bas et sa mère après devait tout nettoyer, après le passage du livreur de charbon qui portait des gros sacs et avait la tête toute noire. Le livreur de charbon avait noirci toute la maison, il y avait toutes ces traces noires sur le carrelage, sa mère toujours râlait toujours, n’était pas contente sa mère ne voulait plus des traces noires, elle avait trop connu ça et ça continuait ici, dans la maison toute neuve, les parents de Per-Jakez avaient fait construire juste avant sa naissance et c’est après sa naissance qu’on voie le bébé Per-Jakez. On le regarde assis sur une chaise de bébé posée sur les cailloux rouges qui entourent la maison en briques de couleur rouge, on devine la couleur des cailloux et des briques malgré la photo en noir et blanc. Le bébé en noir et blanc aussi est assis, il cache la plaque d’égout derrière lui, ainsi que le soupirail. Le bébé il a de grosses chaussettes blanches de nourrisson et ouvre grand cette bouche qui ressemble tant à celle son père qui n’a plus de dent. Sa sœur lui a dit qu’il avait une grosse tête et qu’il était affreux à la naissance, sans doute à cause des forceps qu’on a appliqués sur sa tête au Per-Jakez, dès la naissance !