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LA CONSTRUCTION D’UNE VILLE - FABIEN BASSAS

LA CONSTRUCTION D’UNE VILLE 
Fabien Bassas


1 -



D’abord un bon gros désert pendant 5 000 ans.

Ensuite, rude période glaciaire.

Là-dessus, re-désert persistant, genre désert de Gobi pendant environ 2 000 ans.

Là-dessus, l’arrivée historiquement avérée des indiens sur le territoire.

Là-dessus, parcellisation, zonage et sacralisation des territoires par les indiens.

Puis les indiens sont chassés par une race supérieure.

Là-dessus, petit un répartition des parcelles et des zones par la race supérieure colonisatrice pour une meilleure fonctionnalisation du territoire. D’où transformation des territoires en périmètres d’objectifs. 

Ensuite petit deux localisation et identification de 4 500 mètres carrés constructibles suivant un plan élaboré en amont et prenant en compte les besoins fondamentaux des habitants après consultation des parties.

Là-dessus, un entrepreneur mandaté mais avec un gros nez et une combinaison en velours côtelé vert pistache avance en évitant une grande flaque de boue.

L’entrepreneur dit : vous me trouvez 100 personnes des indiens si vous voulez mais ce n’est pas obligatoire d’abord vous vous occupez du sous-sol ensuite vous me faites une dalle de béton avec dessus une couche de goudron drainant sur 4 000 mètres carrés, au nord vous coulez une autre dalle de béton avec un contour de 20 mètres d’hydro-way en longueur, un parking 1 500 véhicules, une double sortie d’autoroute en face du parking, on garde 1 500 mètres carrés pour de la location à des enseignes discount, et on oublie surtout pas le commerce de bouche, vous prévoyez de quoi agrandir au cas où, vous préparez bien la sécurisation des accès et après vous m’appelez d’accord quand c’est fini vous m’appelez… Et pour l’hydro-way, hein, du bon.

OK pour l’hydro-way c’est une bonne idée. Donc les travaux commencent. L’équipe est constituée. Des indiens on ne peut pas faire autrement ils travaillent très bien. Ils construisent des tipis durables formidables et très novateurs. Des Tchèques aussi. Et quelques Roumains. Et un peu de gars du pays. Les chefs d’équipe sont désignés. En tout 97 ouvriers. Des bons avec de l’expérience. Tous. 4 ingénieurs et 9 directeurs de travaux. Une cantine mobile bio. Un système complexe de compensation et de récupération des heures de nuit. Utilisation d’énergie renouvelable et mise à disposition d’un jeune psychologue une fois par semaine. Le chantier doit commencer le 22. Les travaux commenceront par l’étude des sols. Puis gestion technique des sols, lissage, tamisage. Préparation du terrain. Goudron. De l’Hydro-way donc. Séchage. Attente de quelques jours nécessaire. Après la période de séchage retour des ouvriers. Les
ouvriers reprennent le boulot le 15. 

Comme ça pendant plusieurs jours avec évaluation hebdomadaire validée par un compte-rendu envoyé au préfet.

Puis le 12 on arrête. Rien. Rien pendant une longue période. Rien de rien. C’est comme ça. Pas un chat, pas un pet de mouche, pas un bruit, rien. Pfuuit l’entrepreneur mandaté. Envolé. La sécurité est doublée raisonnablement. En fin de semaine les ouvriers errent tranquillement autour du chantier pour voir le chantier, pour entrer dans le chantier regrettent de voir laisser à l‘abandon le chantier, te traitent l’entrepreneur de sacrés noms d’oiseaux, de noms à rendre sourd un repris de justice qu’on ne se moque pas du travail d’autrui comme ça montent un brasero le samedi soir, et voilà que la sécurité arrive non no brasero brasero nada pas de brasero là allez les indiens allez traîner vos savates ailleurs on évite d’en venir aux mains de peu en définitive les ouvriers passent la nuit là jusqu’à deux trois heures du matin, chantent un peu des trucs de chez eux, puis discutent se dispersent en groupes de 4 ou 5 mais
pas longtemps ils rentrent quand il commence à faire très froid moins deux moins trois au moins puis quand il sont partis la sécurité enfin retourne se réchauffer dans leur Mégane climatisées et allument leur autoradio en s’échangeant des SMS. Le lendemain les indiens et l’entrepreneur ne sont toujours pas là.

Puis la dessus, le lundi suivant, il ne fait pas très beau, il ne fait pas dans la demi-mesure retour de l’entrepreneur mandaté avec deux belles grues jaunes tirées par de beaux semi-remorques bruyants et l’entrepreneur dit devant l’équipe qui monte les grues et aussi devant des indiens : je sais on a pris du retard mais on compte sur vous il faut que tout soit fini pour le 25 là hein il faut pas traîner on n’a plus le temps d’attendre on arrête de se tourner les pouces hein je compte sur vous et je suis prêt à faire un geste financier pour ceux qui travaillent dur je suis comme ça je sais récompenser les bonnes âmes. Bien sûr le bruit court vite et donc retour des ouvriers avec renouvellement à 32 % de l’équipe quand même donc retour du travail contents les ouvriers que l’entrepreneur soit revenu même s’il n’est pas commode et que pour le 25 c’est pas commode non plus de finir le chantier mais on va mettre les
bouchées doubles en plus il y a des primes.

Donc élévation des façades sur la dalle, mise en place de poutrelles en bois recompacté.

De la peinture blanche de partout parce que le blanc ça donne une impression d’espace, avec des rehauts en couleurs primaires, des lampadaires double foyer courbé style 1900, extension de 400 mètres carrés de la galerie marchande, un lot de 100 acacias de Bulgarie plantés tous les 5 mètres du parking et repositionnement de 35 oliviers nains sur la ligne centrale de la galerie marchande. Et hop hop on accélère on a les moyens hop hop explique l’entrepreneur en visitant le chantier en claquant des mains hop hop il est pas bête l’entrepreneur on accélère là faut finir ça avant le 25 c’est important on construit une ville ici allez allez on se dépêche on y va là merde on y va allez.

Rangée de 54 caisses enregistreuses à laser pour 54 caissières choisies sur une liste de candidates prioritairement identifiées par les acteurs de l’insertion professionnelle. 

Rayonnisation des produits, codes barre fluo, portes coulissantes à détecteur de chaleur, reconditionnement des eaux usées.

Toit végétal.

Primes à la productivité.

Embauche de 23 animateurs dédiés aux relations durables de l’achat.

Plus que 2 jours avant le 25.

Passage de la commission sécurité. Inauguration officielle le 24 à midi avec le maire et le préfet.

Et donc enfin le 25. Noël. Voilà. C’est prêt. Inauguration publique.



2 –


Enfin.

L’hypermarché est construit. 

De bonnes et lourdes pierres choisies pour fracasser les vitrines et par la porte de sortie d’urgence pour les pompiers ensuite facilement pénétrer dans le bel hypermarché neuf, puis pieds nus dans l’obscurité, d’abord trouver le générateur électrique et quand la lumière est rétablie s’avancer dans les débris de verre vers les distributeurs de boissons fraîches.

D’abord boire de l’eau fraîche.

Se sentir frais et dispo.

Attendre une petite demi-heure pour apprécier son environnement.

Souffler et observer.

Alors organiser. Organiser, des séances de siestes dans les rayons produits frais, des séances de musculation avec des cocotes-minute lestées de farine et de lentilles gonflées à bloc, des circuits-découverte à heure fixe entre les rangées de pâtes et de compotes, des parties de chasse du côté de la charcuterie découpée finement, pour ensuite blotti dans un lit de viande envisager des ateliers de réponses aux consommateurs à venir. Organiser, des projets, les aliments putréfiés, organiser, une société, des plantations de bêches neuves avec lesquelles on pense se comprendre, faire germer du riz et des patates stockés dans la réserve, améliorer l’espace en formant une large et confortable clairière dans un espace particulièrement bien choisi, au centre de la clairière étaler les meilleurs textiles, laisser pousser les textiles, laisser pourrir les textiles, enfanter tous les textiles et les produits frais, enfanter tous les
produits les uns après les autres, se rapprocher de tous les produits en distribution pour vérifier leur qualité et leur reproductibilité. Bloquer toutes les sorties de la galerie marchande et les issues de secours. Ne manger que les conserves. Garder les boites parce que ça peut servir. Reprendre vite fait les séances de siestes dans le rayon produit frais, arroser les bêches neuves maintenant qu’elles grossissent, choisir des prénoms adaptés et sympathiques pour les prochains bébé-bêches-neuves, creuser une tranchée de la clairière vers les caisses enregistreuses c’est indispensable pour leur bonne reproduction, tailler les bêches-femelles, nourrir les bêches-femelles, parler aux bêches-femelles et trancher aux bêche-mâles leurs graines et leur expliquer leur rôle dans la société de l’hypermarché pour qu’ils ne se sentent pas exclu de ce qui va se passer. Ne pas en dire trop. Rester vague. Demander aux bêches-femelles
de se disposer correctement dans la tranchée malgré leur grossesse avancée. Anéantir les résistances. Recouvrir la tranchée d’un mélange de fruits exotiques, de patates et de terreau frais. Attendre quelques minutes. Reprendre les séances de sieste, poursuivre la tranchée jusqu'au hall d’entrée de l’hypermarché, arroser la tranchée avec de l’eau minérale, gonfler la tranchée avec du yahourt, récolter le riz et les patates. Regarder l’heure pour ne pas être en retard. Renouveler une séance de musculation avec des quartiers de porc mélangés à un mélange de sucre et d’haricots, vérifier si les bêche-femelles résistent à l’eau minérale, rajouter une pellicule d’huile de colza sur la tranchée, s’il le faut un peu de sirop de menthe, revenir aux bêches-male et faire une partie de poker avec eux, pour le plaisir, parce qu’ils aiment, parce qu’ils en ont envie, parier, les laisser gagner éventuellement, perdre
un peu, souder tout ça par une tournée générale de bière ou d’alcool de toute sorte, faire la fête en définitive, expliquer que le grand jour arrive, le big day, regarder un peu vers les produits d’hygiène pour les rendre jaloux s’il le faut, revenir vers eux avec des yeux vagues, histoire de, prendre un air mélancolique, enchaîner sur les informations télévisées du rayon multimédia et des considérations de politiques générale, par exemple leur parler de politique extérieure ou de sport, rappeler qu’il y a des échéances importantes à tenir dans une vie et que les hommes doivent s’y tenir, plus tard observer les premiers accouchement des bêches-femelle, offrir des vêtements, des jouets et des disques aux nouveaux-nés bébés-bêche-neuves, faire des baptêmes des bébés-bêche-neuves grandioses en présence de l’ensemble des produits de l’hypermarché, les faire hurler, tout de suite leur donner des rations doubles
de riz et de patates avec une option Reblochon ou Saint-Nectaire s’il le faut, la fromagerie est là pour ça, les faire grossir, ne pas les laisser seuls et être attentifs à leur développement corporel, physiologique et psychiques, leur expliquer leur fonction, leur belle fonction, les habiller avec les vêtements disponibles mais résistant et les doter de chaussures confortables et souples, les amener vers la clairière et leur laisser cet espace pour eux seulement


3 –


Ouverture. Dans sa clairière de textile-terreau, X confectionne des autostoppeurs en papier-mouchoir pour le premier Noël des bébés-bêches-neuves. Il colle les autostoppeurs en papier-mouchoir sur les lampes halogènes de la galerie marchande et attend minuit. Pendant ce temps les bébés-bêches-neuves font le tour de l’hypermarché avec des flambeaux. C’est très beau mais ça fait peur aux voitures et aux clients. Les bagnoles sur le parking de l’hypermarché pipent pas un mot parce qu’elles flippent des bébés-bêches-neuves. En plus elles savent qu’il y a des autostoppeurs en papier-mouchoir pendu sur les halogènes de la galerie marchande, et ça fait encore plus flipper les voitures. C’est à cause de cela qu’il y a ce bruit métallique puissant qui plane tout autour de l’hypermarché (cf. extraitdecheveux / Note 1). Au retour des bébés-bêches-neuves, X, quand même, regarde sa montre et commence le compte à rebours. A
minuit, c’était prévu, il met le feu à l’hypermarché.

C’est à ce moment que commence l’histoire.

Là-dessus X sort des flammes de l’hypermarché en feu, beau casque doré sur le crâne, une boule de feu entre les mains, ouvrant sa gueule immense, il a une canine plus longue que l’autre, il fait le beau, il profite de la situation, il avale un peu de salive pour, mi-figue, mi-raisin, expulser une bonne gerbe de flamme qui brûle illico une rangée de bagnoles.

Deux pas, une autre gerbe de flamme, une autre rangée de bagnoles carbonisées.


A SUIVRE....

 

 

Serge Martin : Avec Charles Pennequin, la lecture-performance est-elle une réécriture ?

Le théâtre c’est en réalité la genèse de la création.

Antonin Artaud, Lettre à Paule Thévenin, mardi 24 février 1948,

dans Œuvres complètes, t. XIII, Gallimard, 1974, p. 147.

               

               

Cette citation d’Artaud vient en exergue pour deux raisons. La première parce que l’auteur et l’œuvre que je vais considérer ne manquent pas de convoquer Artaud (« Les survivants de ses performances s’en souviennent comme s’ils avaient vu un spectre, ou Artaud au Vieux-Colombier[1] »). La seconde, certainement plus importante pour mon propos, parce que la proposition d’Artaud met de fait l’écriture, cette genèse de la création, dans le poème comme théâtre en action ; de plus, elle défait le cliché que je voudrais précisément interroger, de la performance comme réécriture si ce n’est vraie écriture, du moins autre écriture…

 

1. Un dictionnaire et une revue pour défricher le terrain de la performance

« L’écriture demeure et stagne ; la voix foisonne » concluait Paul Zumthor, sur un ton quelque peu prophétique, dans son Introduction à la poésie orale (Seuil, 1983). Ce ton quasi apocalyptique semble toujours quelque peu orienter la réflexion sur certaines œuvres poétiques contemporaines. Les présupposés d’un Jean-Pierre Bobillot ne laissent pas à ce propos d’étonner[2] :

Deux critères semblent s’imposer : d’une part, le livre, la page, l’imprimé ne sont manifestement plus le support approprié à la publication d’une poésie qui lui aura substitué le disque (souple, vinyl, CD), la bande magnétique, la vidéo, le CD-ROM ou Internet ; de l’autre, le vecteur de divulgation et d’accomplissement qui lui est le plus indispensable et le plus intrinsèquement spécifique demeure la lecture/diffusion/action, quelle que soit la proportion dans laquelle chacune des trois composantes est représentée ou non dans telle œuvre, ou dans telle version live ou enregistrée d’une œuvre donnée.

On peut observer le téléologisme avant-gardiste qui soumet la réflexion à un historicisme qu’on peut dire simpliste : naturalisation d’une histoire qui voit disparaître l’ancien pour qu’apparaisse le nouveau qu’indique l’adverbe sémantiquement pris dans la doxa avant-gardiste (« manifestement ») et ailleurs réitération du schéma bien connu des pionniers clairvoyants qui préparent la voie aux réalisations contemporaines (« Pierre Albert-Birot (…) esquissa dès 1917-1918 une conjonction qu’il revint à Chopin d’approfondir et d’élargir, d’incarner au plein sens du terme » : le sujet d’une telle histoire est a-historique, c’est la poésie devenue sonore qui ainsi fait fi des œuvres ; l’impersonnel (« il revint ») que le sémantisme de l’incarnation consacre presque religieusement, poursuit une téléologie prophétique qu’un deus ex machina organise bien loin des aléas des écritures et des lectures, des expériences et des histoires. Au demeurant, toute la réflexion s’organise en dupliquant systématiquement des catégorisations dualistes qui pourraient  se répéter ad libitum : « double mode d’existence et de circulation » ; « dualité, au moins, de préoccupations et de choix esthétiques » ; « écho des deux grandes filières historiques » qui mettent « corps et voix » à l’aune des micro ou macro-composantes, se subdivisant toujours en résolutions doubles : au courant « phonologique » s’adjoint le courant « phonatoire » pendant qu’au courant « formaliste-ludique » s’adjoint le courant « pragmatique »…  On peut apprécier la dimension didactique de l’exposé à condition de concevoir la didactique comme l’effacement des problèmes au profit de l’imposition de vérités qui ressortissent plus d’une religion de la clarté[3] que d’un travail des historicités. Nous sommes bien loin de l’ouverture à des rapports inédits et donc à des oralités dont il importe d’observer et de répondre les fonctionnements plus que d’établir les généalogies ou les origines si ce n’est les destins gravés dans le marbre d’une histoire littéraire dont on sait trop les malheurs toujours à venir d’autant plus quand elle fait tout pour conquérir l’éternité d’un jour…

Mais Bobillot aurait en partie raison de construire son aperçu didactique sur un dualisme du phénomène puisque je lis tout récemment le compte-rendu écrit par un romancier de sa lecture du dernier livre de Christophe Tarkos (1963-2004) qui viendrait comme confirmer la clarté de Bobillot[4] :

Ce dernier [Tarkos] compte au nombre des auteurs […] dont l’œuvre se donne à la fois, simultanément et alternativement, à lire – imprimés sur divers supports, parfois sous forme de livre – et à regarder/entendre, à percevoir, dans le cadre de performances publiques (disant ceci, j’ai d’ailleurs l’impression, soudain, et c’est peu curieux, et vraisemblablement très agréable, que me manque un mot adéquat pour désigner l’acte de réception spécifique du spectateur desdites performances). Ces poètes contemporains travaillent une correspondance intrinsèque entre deux régimes physiques : celui de l’écrit et celui de la présence du corps en live – c’est-à-dire qu’ils pratiquent l’invention d’un corps intermédiaire, éphémère ou récurrent, expérimental, comme d’un personnage conceptuel sensible. Voir ces auteurs performer, les entendre, n’est pas une expérience moins intense que les lire en volumes ; c’est même, de manière radicalement cohérente, le prolongement de la même expérience, ou la même expérience menée par d’autres moyens sensoriels et sémantiques.

La parenthèse sur le mot adéquat manquant sans que cela ne nuise, tout au contraire, à une impression agréable, montre au demeurant qu’Arnaudie est plus dans une attitude d’écoute que dans une posture de maîtrise et c’est toujours par l’indéfinition que commence une recherche, que s’ouvre une heuristique. Ce qu’il confirme après le compte-rendu d’une lecture de Tarkos à Beaubourg. En effet, il engage son expérience d’auditeur du côté de « l’ensemble de sa démarche poétique, sans distinction de médium ou de lieu d’énonciation ». Ce qui est significativement le déni du dualisme initialement évoqué comme par concession avec la doxa de l’époque alors que Tarkos l’oblige à parler de la même manière de sa performance publique et de son écriture. Sa description-souvenir est parlante :

Tarkos était là, sa moustache, son chapeau, son accent marseillais et son débit lancinant – tout cela, un corps –, hésitant et pourtant pulsant cette parole incertaine, vers un dehors (suit une longue parenthèse) ; Tarkos ânonnant, se corrigeant, reprenant, ruminant, tournant et avançant, ressassant, remâchant, proférant.

Que la performance s’écrive comme une épopée de participes présents qui chacun et tous portent la valeur d’un continu toujours au travail, indique au mieux combien il s’agit de vivre ces formes de langage comme autant de « formes de vie » (notion utilisée par Larnaudie avec cette définition-valeur : « invention de corps, d’affects »), c’est-à-dire de vivre poème, comme titre Meschonnic[5], au sens où « l’acte de profération, et ce qu’il implique de corps et de pensée liés » fait le poème même, quelle que soit la situation, écriture dans la lecture ou lecture dans l’écriture. Et on ne peut être déçu par ce qui suit qauand Larnaudie met sa lecture récente non comme « réactivation » du souvenir de la performance mais comme « reprise, donc la différence, la chance, d’une expérience » : c’est que le « manifeste » de Tarkos est un faire qui engage son lecteur à une « entrée en matière » comme le dit Tarkos lui-même pour penser une « poétique du sens » où « le sens est donné à la parole par la parole », d’où le concept opératoire de Tarkos, la « pâte-mot » qui permet l’« introduction de ce qui est » et non « à ce qui est », souligne Larnaudie avec raison en montrant « la fonction poétique et performative du langage, qui éprouve l’instance de parole, l’utilisant non comme représentation mais comme effraction productive, comme manifestation ». Certes, on pourrait apercevoir là quelques restes d’une ontologie langagière que viendrait conforter une phénoménologie au demeurant bien servie par un Prigent, par exemple, quand il pose qu’alors advient le Réel, impossible si ce n’est introuvable autrement qu’à continuer – de ce point de vue, la notion de « text building » utilisée par Prigent à propos de Tarkos me semble insuffisante et reste arraisonnée au textualisme qui toujours réduit le rapport au transport. Mais comme dit Larnaudie in fine : « je continue ma lecture ». Oui, c’est la lecture et donc l’écriture qui continuent inséparablement et c’est bien cette manifestation-là, à savoir une parole toujours recommençante, qui ne cesse non d’avoir lieu mais de résonner, c’est-à-dire d’être la chance des sujets, car de lieu (le livre, la lecture-performance…) il n’en est aucun qui ne l’arraisonne, cette parole, dans son mouvement plein d’historicités plurielles, de ce que j’appelle des relations, des résonances, des passages de sujets…

Partons donc de ce cette cascade de participes présents qui mettent l’écriture au régime d’une energeia (activité en train de se faire) sans jamais la rapporter à un ergon (ouvrage fait) pour reprendre à W. von Humboldt. Ce qui demande de refuser absolument tout « découpage abstrait » au risque d’aboutir à un « bricolage sans vie » :

En disjoignant ainsi les éléments, on s’interdit précisément de reconnaître les valeurs les plus significatives, qui ne peuvent être perçues ou pressenties (ce qui prouve, s’il en était besoin, que la langue proprement dite réside dans l’acte qui la profère et l’effectue) ailleurs que dans les enchaînements du discours[6].

C’est qu’il s’agit de tenir ensemble la performativité de la lecture par celle de l’écriture et l’inverse dans et par ce qui constitue « les enchaînements du discours ». Loin de penser une dimension pragmatique qui viendrait comme ajouter si ce n’est sanctionner par une actualisation une syntaxe ou une sémantique qui lui seraient antérieures. L’enjeu est bien celui de l’écoute du phrasé, du corps même du discours, de ce que Novarina appelle un « personnage rythmique[7] ».

Le phrasé est véritablement le corps-langage, en ce qu’il est, dans le discours, la diction même du discours – retrouvant ainsi la valeur du mot phrase dans la langue classique, c’est-à-dire tour de phrase, façon de parler, manière de dire, valeur qui implique la subjectivité. Ce que montre bien la notion de phrasé à partir de la poétique. L’approche du langage à partir de la littérature, et particulièrement de la poésie, montre que le poème ne peut être dissocié de son dire, que sans ce dire, il n’est rien, raison pour laquelle il ne souffre pas la paraphrase.

Cette proposition de Gérard Dessons[8] demande aussitôt son complément sous peine de retrouver le dualisme du texte et de l’interprétation : « Mais cette subjectivité du dire ne se confond pas avec le subjectivisme de la diction ». Il s’agit bien de viser « une rythmique du discours singulière, qui rend indissociables la réalisation physique du discours et son organisation sémantique-rythmique » (ibid.).

Dire un texte c’est lire un texte et l’inverse. En ce sens, il y a à développer une poétique qui met le poème à hauteur de sa théâtralité engageant la diction dans une gestuelle de tout le langage. Alors la lecture-performance serait seulement une façon, parmi d’autres de poursuivre cette action qui fait le poème, ce poème qui met en action un corps-langage spécifique, un corps-relation qui ne cesse de poursuivre l’écriture dans la lecture et la lecture dans l’écriture. A cette fin, il faut viser « une organisation du discours régi par le rythme. La manifestation d’une gestuelle, d’une corporalité et d’une subjectivité dans le langage. Avec les moyens du parlé dans le parlé. Avec les moyens de l’écrit dans l’écrit », comme dit Henri Meschonnic[9].

 

2. Passage à l’écoute : Charles Pennequin en situations

 

Charles Pennequin publie La Ville est un trou et c’est heureux, Libération (14 juin 2007) en rend compte mais pour évoquer « au début, Charles Pennequin (…) mugissant ses textes sur scène , l’œil exorbité ». Puis cela continue avec cette « langue, comme moyen d’être "hors de soi" lors de ses lectures ». Et c’est heureux que P.O.L « a(it) eu la bonne idée d’adjoindre un CD du texte Un jour pour qu’on se rende compte ». On arrive alors à la fin de l’article d’Éric Loret pour enfin qu’on nous dise que ce livre « est autobiographique » et qu’« il est bon de savoir que la Révolution en est le cœur » ! Certes, le tout résulte d’une « rencontre avec le poète et performeur »… Aussi, il nous faut bien abandonner ce dualisme qui dédouble sans cesse et mettrait alors la récriture dans la performance quand elle pourrait tout autant être dans l’écriture ou, autrement dit, l’écriture comme réécriture de la performance… Christian Prigent signalait vivement l’enjeu de toute lecture publique en le situant à hauteur de poème :

Il ne s’agit pour moi que de mettre en évidence la mécanique formelle d’engendrement de l’écrit. Le seul contenu (le seul personnage) à faire apparaître est le phrasé du texte. En gelant les émotions (drôlerie et lamento) dans la vitesse prosodique : l’action de la phrase doit être le seul drame joué sur scène où je, qui écrivis, lis[10].

Aussi, je me propose de lire ne serait-ce qu’un fragment de Pennequin pour montrer assez rapidement que sa diction fait son écriture comme son écriture fait sa diction. En premier lieu, il y a à souligner l’urgence d’une telle écriture, son caractère vital :

M’empêcher d’écrire c’est m’empêcher de vivre parmi les hommes. Et puis la poésie c’est pas la littérature, c’est la vie, et comme dit encore Artaud, c’est celle qui « s’épuise le moins vite, puisqu’elle admet l’action de ce qui se gesticule et se prononce, et ne se reproduit jamais deux fois »[11].

 Il suffirait de rappeler cette forte suggestion de Walter Benjamin à propos de Baudelaire :

Baudelaire, poète, reproduit dans les feintes de sa prosodie les chocs et les coups que ses soucis lui donnaient, comme les cent trouvailles par lesquelles il les paraît. Il faut, si l’on veut considérer sous le signe de l’escrime le travail que Baudelaire consacrait à ses poèmes, apprendre à les voir comme une succession ininterrompue de minuscules improvisations[12]

Ce rapport entre des formes de vie et des formes de langage n’a certainement pas grand chose à voir avec une conception marxiste ou marxisante et encore moins herméneutique : ni reflet ni re-présentation, il est un rapport d’invention qui cherche la plus grande interaction du cœur même de la vie autant que du cœur même de la prosodie. Et ce rapport prend non la forme du discontinu mais bien celle de la « succession ininterrompue de minuscules improvisations », c’est-à-dire d’autant de performances. Benjamin évoque, toutes choses égales par ailleurs, très précisément ce que fait Pennequin qui entremêle lectures publiques, écrits multiples (publications en revues, blogs… et livres) comme il mêle l’écriture au dictaphone et l’écriture dessinée, l’improvisation sur des canevas d’écriture en ritournelles et le remixage d’écrits toujours en cours…

Un peu comme avec Jean-Luc Parant, il suffit d’aller au milieu du flux :

Ça veut dire quoi causer bien français. Je cause pas bien français moi. Moi monsieur mon père il cause la France. Et moi monsieur mon père il a causé et moi je cause. Et moi monsieur mon père l’a fait français dans la France moi monsieur. Moi monsieur qu'est-­ce çà veut dire faudrait te causer français. Bien fran­çais. Mais moi monsieur suis français d'origine. C'est-à-dire je parle un français traduit dans l'origine. C'est l’original traduit en toutes les langues. Moi monsieur je parle toutes les langues dans seulement du français moi monsieur. Moi monsieur j'arrive à te parler dans toutes les langues dans du français cor­rect. C’est-à-dire moi monsieur je reste correct quand je te parle alors moi monsieur je parle comme ça me pense. Et ça me pense en travers, parce que le travers des langues. Parce que mon père ma mère ma langue tout ça, toute l’origine trafiquée en travers, ça me reste moi monsieur. Moi ça me reste dans la gueule le français, alors moi veux bien faire l’effort, mais moi pas faire mieux que les efforts que moi faire pour bien parler. C’est-à-dire parler en travers. C’est-à-dire par­ler dans ma gorge avec tous les pères et les mères et des moi-monsieur dans le travers qui pousse. Le tra­vers c'est moi monsieur j'ai traversé la parole pour savoir me taire.

 

Je suis mon propre « flop ».

 

Et pourquoi se taire. Et pourquoi je me tairais. Et pourquoi je me tairais pas. Et pourquoi j'ai intérêt à me taire. Pendant qu'on parle. Pendant qu'on papote. Pourquoi je me tais pas quand je papote. Pourquoi je continue de pas papoter. Je devrais que papoter. Et pas que pas parler. Car me taire c'est aussi parler. C’est pas papoter me taire. C’est parler. C’est ce que je veux dire. Je sais pas ce que je dis. Je continue de pas papoter. Je me tais pas mais je me tais. Je sais pas ce qu'il faut faire. Je continue à pas faire ce qui faut faire. Je parle dans la parle. C’est-à-dire je me tais. Je me tais dans la parole. Voilà ce qu’il faut continuer de faire. Il faut continuer le taire en parole. Il faut le faire taire dans la parole. Voilà ce qu’il nous faut. Un bon faire taire. Un bon trou de taire qui vient dans tout le papoter. Le papotaire[13].

Il y a d’abord l’adresse qui met l’énoncé au présent de l’énonciation : ici, le « monsieur » qui fait l’interlocuteur est sans cesse interpellé mais est aussi comme celui auquel la parole se cramponne pour pouvoir tenir, persévérer, durer. Quand l’interlocuteur n’est plus désigné, l’énoncé verse dans l’énonciation par son caractère responsif comme s’il fallait justifier d’une série de réponse à une question qui ne cesse de tarauder la parole. Mais la réponse est plus une reprise de parole qu’une réponse à proprement parler : « Et pourquoi se taire ». Au demeurant, non seulement la question n’est pas vraiment interrogation mais bien ici affirmation d’un « je n’ai pas à me taire » sans cesse repris pour creuser son trou de parole qui met in fine la parole dans le taire et donc l’emporte sur quelque interdiction de parole puisque la parole inclut le taire.

Il y a autant que l’adresse, le travail des lanceurs d’une volubilité qui se nourrit d’elle-même étant entendu que cette volubilité repose constamment sur l’adresse et donc sur l’écoute consubstantielle à sa réalisation. La lancée et le travail de lancée sont autant de reprises de voix dans la voix : « Je cause pas bien français moi » est comme la reprise d’un « tu causes pas bien français » puis plus loin, « causes-moi français », etc., et dans le second fragment : « tais-toi »… Le phrasé lançant est surtout dynamisé par les multiples mots ou locutions qui font autant de chevilles étant entendu que ces chevilles produisent une dynamique continuelle soit par leur valeur d’adresse, soit par leur valeur lançante. On ne peut manquer d’observer le « et » de tous les autres lanceurs anaphoriques qui mettent le discours dans une volubilité de liste, d’énumération. Ces reprises portent une valeur de paraphrase qui montre que rien ne peut venir à bout d’un dit et que le dit pousse au dire, ne fait que pousser au dire.

Il y a certainement une violence dans ce dire au point de « parler en travers » mais il n’y a pas à confondre cette violence avec une quelconque destruction du langage voire de la langue quand ce sont des discours dont la violence est certainement tout autre : violence donc à contre-violence. Et il faudrait parler d’un travers qui permet que la parole traverse les discours qui l’empêchent d’advenir. Et ce travers est d’abord une traversée : « dans la littérature on transcrit les choses de la vie tandis que dans la poésie c’est la vie elle-même », précise Pennequin (entretien avec Courtoux). Bref, pour Pennequin, « écrire c’est parler à ma façon » (ibid.) et, comme disait Michaux, « le mal, c’est le rythme des autres ».

Bien évidemment la paronomase généralisée est le soubassement du dit poussé au dire : de causer à parler puis se taire, du français à toutes les langues en passant par le champ sémantique (langue d’origine, la gorge…) et surtout telle locution qui est reprise, déprise et presque conceptualisée : « parler de travers ». Cette locution devient « parler en travers » puis « travers » s’autonomise pour devenir un équivalent-personnage jusqu’à la rime finale : « le travers » c’est « me taire ». Plus encore avec la reprise dans le morceau suivant, jusqu’au néologisme, comme un nom de personnage, de ce personnage rythmique que tout le texte ne cesse de relancer, de faire vivre devant nous dans la volubilité discursive : « le papotaire ». Mot-valise qui met « papoter » au régime du « se taire ». Oxymoron si l’on veut mais surtout personnage impossible comme l’est la performance, c’est-à-dire l’écriture, de Pennequin. Un impossible réalisé, en acte… jusqu’à mettre en crise le politique dans la littérature comme dans la société.

 

3. Neuf points pour ne pas en finir avec la performance

 

Il y aurait comme une évidence à poser que la lecture-performance puisse être naturellement considérée comme une réécriture puisque leurs auteurs semblent poser une écriture en acte qui viendrait comme défaire une écriture antérieure (1). Cette postulation demanderait pour le moins de se demander tout d’abord si toute lecture engage une réécriture (2). Si tel n’était pas le cas, alors en quoi ces lectures-performances se rattachent-elles à une activité d’écriture (3) ? Mais au-delà ou en deçà de ces questions premières, il y aurait à se demander pourquoi l’habitude fait se dissocier texte et diction si ce n’est texte et théâtralisation avec ce qui s’en suit s’agissant des termes ici en jeu qui eux aussi se voient bien vite naturalisés, du moins rapportés au dualisme anthropologique réitéré du vif et du mort (4). Alors la métaphore courante de l’interprétation comme traduction et subséquemment comme réécriture engagerait pour le moins une reconsidération du texte comme toujours en attente d’actualisation, comme séparé de sa lecture, de sa diction, de toute action (5). Bref, le problème de la performance comme réécriture renverrait alors à interroger la performativité textuelle elle-même (6) et par là-même signalerait la possibilité de mieux considérer le sujet de et à l’œuvre pour saisir alors le continu de l’écriture et de la lecture, du texte et de la performance qu’elle soit réalisée dans le tête à tête avec le livre ou dans le face à face avec le public voire dans tout autre dispositif imaginable (7)… Mais rien de tout cela ne pourrait tenir dans quelque direction que ce soit si nous n’allions observer empiriquement ce que fait tel texte et telle performance dans leur continu ou leur discontinu éventuels (8). Charles Pennequin, c’est l’hypothèse, nous permettrait alors de concevoir une écriture toujours en cours qui inclut dans son processus rythmique et relationnel, des moments multiples qui participent tous d’une écriture impersonnelle faisant entendre une voix inouïe qui ne cesse de travailler son inconnu, sa force intempestive à aucune autre pareille. Cette écriture est également l’écoute d’une multiplicité à l’œuvre qui ouvre à toutes les conflictualités permettant une politique de la voix où la vox populi s’entendrait dans sa pluralité contre toute vox dei – celle de la télévision en premier (9). En fin de compte, le problème que pose la réécriture engagerait une reconceptualisation de l’œuvre trop souvent assignée au texte quand elle ne peut se réduire à quelque produit qu’il s’appelle « texte » ou même « avant-texte », « intertexte » ou encore « lecture-performance ». C’est que la définition d’une œuvre consisterait à répondre de sa valeur comme un inaccompli, toujours en cours, œuvrant pour que la voix et la vie dégagent le terrain à ce qui ne se reproduit jamais deux fois.

 

2 avril 2008



[1] E. Loret dans une note de lecture de C. Pennequin, La Ville est un trou suivi de Un jour (P.O.L, 2007) dans Libération, 14 juin 2007.

[2] J. P. Bobillot, « Poésie sonore » dans M. Jarrety (dir.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, 2001, p. 617.

[3] Le terme de « clairvoyance » est significativement utilisé pour caractériser Apollinaire « qui posa les fondements » du simultanéisme : « c’est exactement ce que fait Heidsieck, en 1972, dans Le Carrefour de la Chaussée d’Antin », où le « exactement » est déspécifiant tant pour Apollinaire que pour Heidsieck !

[4] Mathieu Larnaudie, « Sur Le Signe = de Christophe Tarkos » dans le dossier « Poésie contemporaine : lectures décentrées », Inculte, revue littéraire et philosophique, n° 15, mars 2008, p. 74-82. On peut lire aussi Renaud Ego, « Poésie-infinie-réalité à propos de Christophe Tarkos » dans L. Destremau et E. Laugier (dir.), Quatorze poètes, anthologie critique & poétique, Prétexte éditeur, 2004, p. 155-161. On y trouvera cependant un cliché académique qui met les « qualités rythmiques » de Tarkos « en phase avec les musiques de son époque » : de deux choses l’une, soit tout vrai poème est en phase avec son époque et alors la spécificité de Tarkos n’est pas ce pont-aux-ânes, soit on confond poésie et musique et on est incapable de penser le poème autrement qu’à métaphoriser sans savoir qu’on est en plein mythe : « Comme elles (ces musiques), cette poésie privilégie la scansion sur le timbre, confinant dès lors la tessiture et la mélodie dans un répertoire assez réduit » !

[5] H. Meschonnic, Vivre poème, Dumerchez,

[6] W. von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, trad. P. Caussat, Seuil, 1974, p. 183-184.

[7] V. Novarina, « Le langage se souvient », entretien avec Isabelle Babin, dans Inculte, n° 15, op. cit., p. 18.

[8] G. Dessons, « La phrase comme phrasé » dans La licorne n° 42 (« La phrase »), p. 41-53.

[9] H. Meschonnic, La Rime et la vie, Lagrasse, Verdier, 1990, repris en Folio/essais, Paris, Gallimard, 2006, p. 246

[10] C. Prigent, « L’inquiétude du sens », Entretien avec Pascal Boucher-Asselah, 18 mai 2005, dans Docks, 2006. Texte disponible à cette adresse : http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/P_f/PRIGENT_F/PRIGENT.html

[11] C. Pennequin, Entretien avec Sylvain Courtoux, mai-juin 2003, à l’adresse

[12] W. Benjamin, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », dans Charles Baudelaire : un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, éd. Rolf Tiedemann, trad. et préf. Jean Lacoste, Paris, Payot, « Ikeda », 1990 /  « Petite bibliothèque Payot », 2002 [fragments d'un livre que Benjamin voulait consacrer à Baudelaire : Le Paris du second Empire chez Baudelaire (1938), Zentralpark, fragments sur Baudelaire (1938-1939), Sur quelques thèmes baudelairiens (1939)], p. 103.

[13] C. Pennequin, La Ville est un trou suivi de Un jour, Paris, P.O.L, 2007, p. 113-114.

 

les cauchemars de la jeune fille

je pense à toi, dit la jeune fille, je pense à toi je fais des cauchemars tellement je pense à toi, dit la jeune fille, et tellement je pense que toi tu penses pas à moi, ou alors tu penses pour me faire mal, dit la jeune fille, alors moi je pense gentiment et j'arrive gentiment à toi, et toi tu n'es pas dans le gentil, toi tu es dans le méchant et moi je pense à rien et je me dis c'est rien et puis après je me mets à gonfler dans la tête, dit la jeune fille, ma tête se met à enfler comme on dit, dit la jeune fille, tellement j'entends raisonner un tas de trucs et tellement ça raisonne dans la tête, qu'à un moment donné je me mets à penser que tu m'aimes pas, dit la jeune fille, et que tu ris de mon amour et de tout de ma connerie, que tu as bien saisi la connerie de moi, que tu as visé dans ma connerie en plein milieu, dans le plein centre de moi et ma connerie, dit la jeune fille, et tellement t'as visé juste qu'après j'en fais des cauchemards, je te vois avec ton vrai visage, un vrai visage qui serait le visage du cauchemard, dit la jeune fille, et moi je te reconnais pas et j'ai peur et j'ai tellement peur que ça me réveille et je t'écris des sms pour t'insulter tellement tu m'énerves, dit la jeune fille, tellement ça m'énerve de m'être fait avoir que moi je t'avais pas vu comme ça que moi, dit la jeune fille, j'étais venu gentiment à toi et toi ça t'a fait rire tellement tu me voyais arriver avec mes gros sabots, alors tu as dit des trucs, dit la jeune fille, tu as dis que tu me voyais, que tu savais que j'allais arriver avec mes gros sabots et déballer mes salades, dit la jeune fille, et que déjà ça te prend le chou tout ça et qu'en plus tu me dis putain je suis assailli, dit la jeune fille, tellement assailli putain comment je peux penser si je suis comme ça assailli, dit la jeune fille, et que par toi et après tu me dis aussi des trucs du genre que si je te pose des questions que tu commences à me répondre, et que quand t'auras fini de répondre y aura plus rien à dire, dit la jeune fille, et déjà ça te fait chier qu'on se dise plus rien, dit la jeune fille, moi je sens bien que tu as peur qu'après avoir tout dit on se fasse chier comme des rats morts, moi je me fais pas chier, dit la jeune fille, mais toi tu sembles déjà te faire chier comme un rat mort, dit la jeune fille, et moi déjà je sais que je vais faire des cauchemars et te voir avec une tête de rat mort, et dans les trous du rat mort je mettrais tes yeux, dit la jeune fille, mais je pourrais pas les mettre, dit la jeune fille, il y aura juste des trous à la place des yeux, dit la jeune fille, à la place de tes yeux on verrait que des trous de rats morts, et moi je serai horrifié de voir ça et je me réveillerai, je me réveillerai et je t'enverrai des sms d'insultes et je penserai que tu dors encore, car toi tu dors bien pendant que moi je fais des cauchemars, dit la jeune fille, toi tu ronfles sûrement et t'entends pas mes cauchemars et mes sms d'insultes, dit la jeune fille, toi tu t'en fous puisque tu ronfles, alors moi j'éteindrai le portable pour t'empêcher de m'appeler, dit la jeune fille, et puis après je le rallumerai au cas où t'aurais voulu m'appeler, et vite je le réteints comme ça t'es coincée, dit la jeune fille, et puis je te renvoie un sms d'insultes, car je me dis t'es peut-être pas réveillée et faut te réveiller, dit la jeune fille, et tu te réveilles et tu m'appelles, dit la jeune fille, alors tout de suite je décroche et tu me dis que tu m'aimes, que tu m’aimes et que jamais t'as dit ça comme ça, au contraire, tu veux tout le temps, jour et nuit que je t'assaille tout le temps, que tout le temps ça te déborde, alors là je suis conne, dit la jeune fille, je reste conne et je dis oui, je dis je t'aime tellement que j'imagine tout et je t'embrasse dans le combiné, dit la jeune fille, et je te dis merci merci à toi de m'avoir rassurée, merci merci car j'ai fait un drôle de cauchemar, dit la jeune fille, ça m'avait tapé sur le système quand tu m'as parlé hier, alors j'en fais des cauchemars tu vois, tellement je pense à toi après j'interprète tout de travers, dit la jeune fille, et je crois un tas de trucs qui me font souffrir, alors tu peux te dire que je t'aime tellement je me dis, dit la jeune fille, je me dis toi tu m'aimes pas, ou alors je te fais chier je me dis, dit la jeune fille, je me dis tant pis si je te fais chier, je te ferai plus chier pis voilà,  mais en fait je suis mal et j'attends toi de toute mes forces, je t'attends sans cesse tellement je pense à toi, tellement je t'aime tellement tellement, dit la jeune fille, qu'on a des choses à vivre tellement, à faire tellement, à être à deux tellement, tellement à deux qu'on est tellement à se dire, tellement à vivre des choses, tellement c'est bon, et toi tu me dis arrête là c'est bon, dit la jeune fille, arrête de dire tellement c'est bon, dit la jeune fille, c'est bon tu ris tu me parles de toi, dit la jeune fille, tu me dis que tu m'as vu dans tes rêves, que tu as vu que je glissais, dit la jeune fille, que je faisais du ski mais moi je sais pas faire du ski, toi tu dis si moi je sais faire du ski, dit la jeune fille, toi tu sais pas non moi je sais pas faire de ski, dit la jeune fille, mais je t'apprendrai, dit la jeune fille, et je te donnerai ton premier flocon et on ira dans des stations sympas, dit la jeune fille, et même on pourra glisser sur le cul si tu veux, glisser sur le cul c'est fort possible, dit la jeune fille, de toute façon quand on commence on descend sur les skis, mais très vite on descend sur le cul, dit la jeune fille

1 qui rigole

On peut être rigolo

On peut s’intéresser.

On est rigolo, c’est possible.

Et s’intéresser.

On peut être intéressant et rigoler.

Ou être simplement rigolo.

Ou simplement on écrit des trucs rigolo.

Mais on n’est pas rigolo.

On est juste intéressant.

On est intéressant et rigolo ou pas.

Ou alors on est juste rien.

On est rien mais on écrit des trucs.

Il y a des trucs rigolos à écrire, même si nous on n’est rien.

Ou juste intéressant.

Il y a plein de trucs intéressants à dire.

Et il y a des rigolos.

Et ça rigole.

Mais ça n’écrit rien.

Ça peut écrire des choses rigolotes mais pas intéressantes.

Donc : il y a des gens.

Qui sont des rigolos.

Mais n’écrivent pas, ou alors ils écrivent.

Et c’est rigolo.

Ou pas.

Et c’est intéressant.

Ou pas.

Ou c’est intéressant et rigolo.

Ou pas

De toute façon eux ne rient pas.

Ils ont déjà tout

Pourquoi rire ?

Pourquoi on rierait ?

On a déjà tout

Ils ont tout.

Vraiment tout pour plaire.

elle voulait pas dire oui

    elle voulait pas dire oui


    je lui ai dit c'est pas grave


    si tu dis pas oui l'important


    c'est que t'as pas dit non et si


    t'avais dit non c'est pas grave


    non plus elle a dit oui j'ai pas dit


    non mais je peux pas dire oui


    non plus peut-être je dirai oui ou


    peut-être pas peut-être je dirai rien


    je lui ai dit non si tu dis rien


    c'est pas trop bien non plus


    tu peux dire oui et même dire non


    mais rien ça tu peux pas elle a


    dit oui si je dis rien ça veut


    rien dire mais peut-être bien


    que rien c'est mieux quand


    on sait pas c'qu'on veut je lui ai


    dit oui parfois vaut mieux le


    rien qu'un non mais bon


    si jamais y a pas rien alors


    tu peux toujours dire oui