Avec le choix de vivrécrire sans les horaires réguliers ni le patron ni le salaire de fin de mois : les ateliers comme d’évidence pour une autre façon de découper les jours. Un équilibre s’il est tenu qui me va bien entre toute seule et le silence à mon bureau des heures durant , et puis les gens bruyère ou pierres les gens partout dedans des villes à l’autre bout ou des villages je prends le train m’en vais un peu quitte la maison reviens toujours.
Des groupes de gens des groupes des groupes à parfois ne plus rien voir de chacun seul sans le groupe. Depuis 10 ans régulièrement des groupes de gens autour des tables moi tout au bout ou au milieu dedans le groupe mais en dehors. Parfois souvent les participants peut-être toujours n’écrivent pas. Je veux dire ils écrivent le mardi soir une fois par mois ou le lundi chaque semaine ou un week-end de temps en temps ils s’inscrivent et ils payent pour écrire entre 19 et 22 heures et disent se plaignent en souriant de ne pas trouver le temps la force d’écrire tout seul sans moi sans les consignes et sans le groupe écrire tout seul bon sang de bon soir se coltiner les mots sa langue et l’inconnu et l’effrayant le difficile le jouissif se coltiner le désordre et les chemins de ses brouillons en gros : ECRIRE. Ils écrivent en 20 minutes produisent un texte qui restera figé comme ça bientôt suivi d’autres textes mêmes formats dans un cahier jamais ouvert sauf atelier. Notent la consigne écrivent des textes lisent leurs textes ferment le cahier mardi suivant relisent un peu et continuent. J’exagère et je peste c’est la fatigue et l’agacement la lassitude et la colère mais pas méchante ni méprisante jamais de la vie. Sais bien comment ça bouge dedans chacun et tous les doutes à découvert et les creusements les tremblements oui mais la langue dans tout ça ce qui lui manque c’est le travail et l’abandon. Sans le travail et l’abandon mesdames messieurs, mesdames surtout en ateliers, sans l’abandon et le travail dix mille séances exigeantes n’ajouteront que kilomètres à l’écriture commencée. C’est difficile je vous l’accorde, s’abandonner peut-être rien de moins facile et pas qu’en écrivant. Certaines personnes qui participent, des écrivants participants ont derrière eux plusieurs années d’ancienneté et devant eux encore encore une sorte disent-ils d’accoutumance. Et l’amitié du groupe les pauses café les petites plaintes affectueuses que c’est trop dur et pour finir les doux reproches de les abandonner quand c’est fini l’atelier l’année le projet que sais-je encore tu nous abandonnes que va-t-on devenir. Au secours signal d’alarme dans ce cas-là chez moi. Moi je ne suis la mère que de mes enfants et pas d’adultes plus vieux que moi, pas psy non plus je vous assure malgré mes airs de tout comprendre j’ai bien du mal avec moi-même.
Mais le plus dur que je vous dise, c’est quand j’écoute essaie d’entendre c’est quand je dois faire des retours sur tous ces textes écrits à l’heure alors que moi et ma lenteur à réagir. Quinze textes par exemple une seule fois dans les oreilles je n’arrive plus à écouter rien ne s’accroche j’entends les sons parfois le sens mais rien à dire autour dedans toutes mes excuses. J’exagère récemment je me suis fait une overdose d’ateliers et voilà le résultat. Mais c’était là déjà avant en creux ce geste d’arrêter. L’autre jour déterminée à Gabriel j’ai dit que j’arrêtais d’animer des ateliers d’écriture et il m’a répondu encore ?! point d’exclamation. J’avais déjà dit ça et oublié de toute façon c’est difficile de refuser mais ça y est en 2008 je refuse j’ai déjà concrètement dit non et plusieurs fois. Car faire écrire quelle question mais pourquoi donc. Faire lire oui donner à lire donner des livres faire passer mes écrivains accompagner construire des ponts entre des livres et des gens oui oui oui mais faire écrire c’est autre chose. Inventer alors de ce côté-là, oui des passerelles accompagner faire le lien entre des gens et des livres. Après très vite quand quelqu’un a rencontré un livre pour lui ils se débrouillent tous les deux le livre et lui et moi ailleurs je continue mais avec d’autres et autrement. De l’énergie à dépenser et du désir pour inviter à lire oui se nourrir. Des ateliers de lecture donc. Avec leur lot de fatigue et de découragements aussi parce que je n’emmène pas des livres séduisants médiatiques pédagogiques très narratifs. Au rebours il arrive que lirécrire tremble de terre et secoue vif un ou une qui va venir ou revenir à lui à soi. Peut-être là ma raison de sortir encore mes livres de leurs bibliothèques, prennent l’air vieillissent dans d’autres mains ils se prolongent mais ramènent leurs vies à quelques uns qui l’avaient perdue.
Un jeune ami qu'un temps, ma foi, je jalousai - J'étais alors un tigre, et toujours aux aguets - En libraire avisé, a vendu de mon livre Déjà quinze exemplaires - voilà qui me rend ivre. D'autant que trois lecteurs, au comble de la joie, Lui ont tôt fait savoir que juste était son choix. Pourtant, s'il pleut sur moi un déluge d'éloges, La noyade me guette, et je demande une arche. Il importe avant tout que point ne me rengorge, Qu'en pèlerin chenu je poursuive ma marche, Que, dithyrambe ou non, je fasse mon devoir Dans le souci constant d'apporter quelque espoir Aux tristes, affligés, que dégoûte le monde Souillé par l'injustice, où la misère abonde.
Même si, chers amis, la tâche est parfois rude, Pour qui vit trop souvent en noire solitude.
Annexe : "Ce que j'écris et que je trouve mauvais peut aussi procurer quelques moments d'éloignement du pire à quelque esprit blessé ou triste. Cela me suffit ou ne me suffit pas, mais sert, d'une certaine façon, et ainsi va la vie". (Fernando Pessoa) (trouvé ce matin dans un mail)
Pourquoi nous cessons de respecter les contrôles judiciaires
L'arrestation de Christophe, le 27 novembre, marque un palier dans la bouffée délirante d'Etat que l'on nomme pudiquement "affaire de Tarnac". Sa mise en examen situe le point où une procédure ne se poursuit qu'afin de se sauver elle-même, où l'on inculpe une personne de plus dans le seul espoir de maintenir le reste des inculpations.
En fait de "premier cercle", Christophe appartient surtout au petit nombre de ceux avec qui nous discutons de notre défense. Le contrôle judiciaire qui voudrait, pour l'avenir, lui interdire de nous voir est l'aberration de trop ; c'est une mesure consciente de désorganisation de la défense, aussi. A ce point de torsion de toutes les notions du droit, qui pourrait encore exiger de nous que nous respections ces contrôles judiciaires et cette procédure démente ? A l'absurde nul n'est tenu. Il n'y a pas besoin de se croire au-dessus de la justice pour constater qu'elle est en dessous de tout. Au reste, une société qui se maintient par des moyens si évidemment criminels n'a de procès à intenter à personne.
La liberté sous contrôle judiciaire est le nom d'une sorte d'expérience mystique que chacun peut se figurer. Imaginez que vous ayez le droit de voir qui vous voulez, sauf ceux que vous aimez, que vous puissiez habiter n'importe où, sauf chez vous, que vous puissiez parler librement, au téléphone ou devant des inconnus, mais que tout ce que vous dites puisse être, un jour ou l'autre, retenu contre vous. Imaginez que vous puissiez faire tout ce que vous voulez, sauf ce qui vous tient à coeur. Un couteau sans manche auquel on a retiré la lame ressemble davantage à un couteau que la liberté sous contrôle judiciaire ne ressemble à la liberté.
Vous flânez sur un boulevard avec trois amis ; sous la plume des flics qui vous filochent, cela se dit : "Les quatre objectifs se déplacent en direction de..." Vous retrouvez après des mois de séparation un être qui vous est cher ; dans le jargon judiciaire, cela devient une "concertation frauduleuse". Vous ne renoncez pas, même dans l'adversité, à ce que toute amitié suppose de fidélité ; c'est évidemment une "association de malfaiteurs".
La police et sa justice n'ont pas leur pareil pour travestir ce qui tombe sous leur regard. Peut-être ne sont-elles finalement que cette entreprise de rendre monstrueux ce qui, aimable ou détestable, se comprend sans peine.
S'il suffit de ne se reconnaître dans aucune des organisations politiques existantes pour être "autonome", alors il faut bien admettre que nous sommes une majorité d'autonomes dans ce pays. S'il suffit de regarder les directions syndicales comme des traîtres avérés à la classe ouvrière pour être d'"ultragauche", alors la base de la CGT est présentement composée d'une série de dangereux noyaux d'ultragauchistes.
Nous désertons. Nous ne pointerons plus et nous comptons bien nous retrouver, comme nous l'avons fait, déjà, pour écrire ce texte. Nous ne chercherons pas à nous cacher. Simplement, nous désertons le juge Fragnoli et les cent petites rumeurs, les mille aigreurs misérables qu'il répand sur notre compte devant tel ou tel journaliste. Nous désertons la sorte de guerre privée dans laquelle la sous-direction antiterroriste voudrait nous engager à force de nous coller aux basques, de "sonoriser" nos appartements, d'épier nos conversations, de fouiller nos poubelles, de retranscrire tout ce que nous avons pu dire à notre famille durant nos parloirs en prison.
S'ils sont fascinés par nous, nous ne sommes pas fascinés par eux - eux que nos enfants appellent désormais, non sans humour, les "voleurs de brosses à dents" parce que, à chaque fois qu'ils déboulent avec leurs 9 mm, ils raflent au passage toutes les brosses à dents pour leurs précieuses expertises ADN. Ils ont besoin de nous pour justifier leur existence et leurs crédits, nous pas. Ils doivent nous constituer, par toutes sortes de surveillances et d'actes de procédure, en groupuscule paranoïaque, nous, nous aspirons à nous dissoudre dans un mouvement de masse, qui, parmi tant d'autres choses, les dissoudra, eux.
Mais ce que nous désertons d'abord, c'est le rôle d'ennemi public, c'est-à-dire, au fond, de victime, que l'on a voulu nous faire jouer. Et, si nous le désertons, c'est pour pouvoir reprendre la lutte. "Il faut substituer au sentiment du gibier traqué l'allant du combattant", disait, dans des circonstances somme toute assez semblables, Georges Guingouin (Résistant communiste).
Partout dans la machine sociale, cela explose à bas bruit, et parfois à si bas bruit que cela prend la forme d'un suicide. Il n'y a pas un secteur de cette machine qui ait été épargné dans les années passées par ce genre d'explosion : agriculture, énergie, transports, école, communications, recherche, université, hôpitaux, psychiatrie. Et chacun de ces craquements ne donne, hélas, rien, sinon un surplus de dépression ou de cynisme vital - choses qui se valent bien, en fin de compte.
Comme le plus grand nombre aujourd'hui, nous sommes déchirés par le paradoxe de la situation : d'un côté, nous ne pouvons pas continuer à vivre comme cela, ni laisser le monde courir à sa perte entre les mains d'une oligarchie d'imbéciles, de l'autre, toute forme de perspective plus désirable que le désastre présent, toute idée de chemin praticable pour échapper à ce désastre se sont dérobées. Et nul ne se révolte sans perspective d'une vie meilleure, hormis quelques âmes sympathiquement désespérées.
L'époque ne manque pas de richesse, c'est plutôt la longueur du souffle qui lui fait défaut. Il nous faut le temps, il nous faut la durée - des menées au long cours. Un des effets principaux de ce qu'on appelle répression, comme du travail salarié d'ailleurs, c'est de nous ôter le temps. Pas seulement en nous ôtant matériellement du temps - le temps passé en prison, le temps passé à chercher à faire sortir ceux qui y sont -, mais aussi et d'abord en imposant sa propre cadence. L'existence de ceux qui font face à la répression, pour eux-mêmes comme pour leur entourage, est perpétuellement obnubilée par des événements immédiats. Tout la ramène au temps court, et à l'actualité. Toute durée se morcelle. Les contrôles judiciaires sont de cette nature, les contrôles judiciaires ont ce genre d'effets. Cela va bien ainsi.
Ce qui nous est arrivé n'était pas centralement destiné à nous neutraliser nous, en tant que groupe, mais bien à impressionner le plus grand nombre ; notamment ceux, nombreux, qui ne parviennent plus à dissimuler tout le mal qu'ils pensent du monde tel qu'il va. On ne nous a pas neutralisés. Mieux, on n'a rien neutralisé du tout en nous utilisant de la sorte.
Et rien ne doit plus nous empêcher de reprendre, et plus largement sans doute, qu'auparavant, notre tâche : réélaborer une perspective capable de nous arracher à l'état d'impuissance collective qui nous frappe tous. Non pas exactement une perspective politique, non pas un programme, mais la possibilité technique, matérielle, d'un chemin praticable vers d'autres rapports au monde, vers d'autres rapports sociaux ; et ce en partant des contraintes existantes, de l'organisation effective de cette société, de ses subjectivités comme de ses infrastructures.
Car c'est seulement à partir d'une connaissance fine des obstacles au bouleversement que nous parviendrons à désencombrer l'horizon. Voilà bien une tâche de longue haleine, et qu'il n'y a pas de sens à mener seuls. Ceci est une invitation.
Texte paru dans LE MONDE, le 3 décembre 2009.
Ecrit par Aria, Benjamin, Bertrand, Christophe, Elsa, Gabrielle, Julien, Manon, Mathieu et Yildune (qui sont les dix personnes mises en examen dans l'affaire dite "de Tarnac").