"Trop bon trop çon", comme dit la chançon de alençon
"Trop bon trop çon", comme dit la chançon de alençon
Il en ferait une de tête, s’il revenait aujourd’hui Péguy. Une tête des mauvais jours. Une tête de mal loti. Il ferait une de ces têtes Péguy, si on le croisait aujourd’hui, comme quand on croise toutes ces têtes après les élections, après la tromperie renouvelée des élections. Une tête de lendemain de fête. La fête des électeurs. Une mauvaise fête de têtes d’électeurs. Il ferait une tête pire que ça. Une tête de toutes ces mauvaises têtes qui n’ont pas encore digéré leur bulletin de vote. Une tête comme quand on sort de l’isoloir. Une tête comme quand on est pressé de rentrer chez soi, pour regarder les résultats aux informations. Une tête de résultats dans la télé, voilà la tête qu’il ferait Péguy. La tête de tous les mauvais résultats des journaux de vingt heures qui ont jalonné notre histoire à nous. Tous nos mauvais jours à nous sont des têtes de mauvais résultats dans les journaux. Et tous les résultats ont toujours été de mauvais résultats au final.
De son temps Péguy, il avait aussi parfois la mauvaise tête. Il avait sa caboche entêtée Péguy. A tout le temps critiquer les socialistes, et Jaurès en particulier. Mais aujourd’hui, s’il revenait, il en ferait une toute autre de tête. S’il revenait de ses sentiers de rondes. S’il revenait de sa cahute et de ses tranchées. S’il revenait aujourd’hui de sa guerre avec ses charniers, il en ferait une de tête. Non pas d’avoir connu les massacres de la guerre, car il n’a pas eu le temps d’y être longtemps plongé dans cette sale guerre. Lui qui avançait tête nue d’un poste à l’autre. Lui qui se désignait avant les autres. Lui qui se destinait très tôt dans cette guerre à recevoir une balle. Il en ferait une de tête, Péguy, s’il revenait aujourd’hui de sa balle. Si la balle ne l’atteignait pas, mais le propulsait vers nos âges. Il en ferait une de bobine Péguy. Pire que les gueules cassées la gueule à Péguy, s’il revenait aujourd’hui. Il reviendrait avec Jaurès et les deux en feraient de ces trombines. Ils en feraient de ces trombines s’ils nous voyaient maintenant. Si maintenant Péguy et Jaurès revenaient de leur balle. S’ils revenaient de leurs temps boueux. S’ils revenaient de ces incertitudes de début de siècle. Leur siècle à eux. S’ils en revenaient et qu’ils nous voyaient. Quelles têtes feraient-ils ? Ils feraient des têtes bien pires que les électeurs. Et c’est pas peu dire ! Car une tête d’électeur aujourd’hui, ça vaut son pesant de journées. Son pesant de fatigues et de journées éreintantes à ne plus croire en rien. Mais à continuer d’y croire, tout de même, un peu. Car on y va toujours, au charbon. Ce n’est pas le charbon de la mine, ça on n’y va plus, c’est le charbon de l’histoire. L’histoire toute noire qui nous enfume la tête. L’histoire toute enfumée et qui rend nos têtes noires. Ils en feraient des têtes d’enfumés, des têtes toutes noires s’ils nous voyaient les Péguy, les Jaurès et même tous les autres. Si tous les bords de leur temps à eux nous voyaient, leurs yeux se dessilleraient un bon coup et leurs bouches resteraient à jamais muettes.
Car quand Péguy parle de la France. Quand il parle de l’époque perdue. Quand il dit que les ouvriers se sont perdus. Quand Péguy parle de la petite parole perdue et de la fierté disparue. Quand il parle ainsi Péguy des ouvriers qui ne travaillent plus et de la bourgeoisie qui envahit tout, comme il le dit dans l’Argent. Quand il parle ainsi à tout bout de champ, qu’est-ce qu’il nous dit ? Quand il dit dans l’Argent Péguy, que le parlementarisme a tout corrompu. Que le parlementarisme et la grande bourgeoisie capitaliste a tout avili. Il en ferait une de tête, s’il nous voyait aujourd’hui, car il ne croirait pas avoir si bien dit. Il le disait, mais lorsqu’on le lit, il suffit de transposer pour aujourd’hui. Car à son époque, ça n’était rien. A son époque, il y avait des ouvriers, il y avait de la fierté. A son époque, il y avait des mains pour travailler. Il y avait à manger pour tout le monde. A son époque dans les villages, il y avait le boulanger, le boucher, le fermier, l’instituteur. Et déjà Péguy critiquait les instituteurs, mais que ferait-il aujourd’hui, lui qui devinait déjà la fin du monde français, la fin de l’histoire française, le déclin même de l’Europe, de l’occident et du monde entier. Lui qui percevait, à travers les maîtres, le relâchement véritable pour la seule cause bourgeoise et capitaliste. Lui qui avait deviné que le moindre travail ouvrier et la moindre parcelle de terre du paysan allait être vendus à la cause capitaliste. Il en ferait une de tête aujourd’hui, en se promenant dans la France des lotissements. Dans la France ravagée de la campagne et dans les villes qui s’étendent à n’en plus finir. Dans les cités envahies de policiers avec les chiens et les drogues. Il en ferait une de tête aujourd’hui, s’il savait que tous les ouvriers étaient maintenant devenus soit maton soit policier ou soit drogué, ou les trois. L’Etat sécuritaire. L’Etat qui change de main, mais qui est toujours dans la même main. La seule main. La main confisquée au peuple. Il en ferait une de tête, Péguy, lui qui parlait encore d’un peuple. Il verrait que le peuple a totalement disparu. Il verrait qu’il n’y a plus que des votants et des non-votants. Tous les mêmes ! diraient Péguy. De la chair à élire. De la chair à télé et à élection. Il en ferait une de trombine devant la télé Péguy, aujourd’hui. Devant le Cac 40. Le peuple du Cac 40 et le peuple du Médef. Le peuple des syndicats patronalistes et capitulant. Le peuple viandard et le peuple écolo, le peuple qui fait la manche et le peuple islamophobisé. Le peuple consommateur bio et le peuple Que choisir. Le peuple au caddie. Il en ferait une de trombine. Le peuple qui boursicote, comme il disait déjà dans l’Argent. Le peuple décimé dans ses propriétés et dans ses chaînes télé, sa haine de l’autre et son pouvoir d’achat.
Il en ferait une de bobine le pauvre Péguy, s’il nous voyait, depuis sa balle, depuis son front et sa balle, depuis sa mort sur le front par la balle qui le faucha. Nous les fauchés de l’histoire. Il se dirait qu’il avait déjà raison, lui, de critiquer à son époque, en parlant de ce qui allait advenir de la politique. Car aujourd’hui, la politique ressemble au charnier où il s’est trouvé dans les dernières minutes de sa vie. Le parlementarisme des grands bourgeois capitalistes, comme il en parle dans l’argent, il ne savait pas vraiment ce que c’était. Une vraie guerre de tranchées pour nous, le capitalisme électoraliste. Il ne pouvait pas deviner ce que ça pouvait être vraiment, depuis son texte ou depuis son front, depuis ses guerres à lui. Ses guerres sont malgré tout de vraies guerres, mais ce sont des guerres où il y a encore de la croyance. Ce sont des guerres où l’on a encore envie de combattre. Il irait où combattre le poète Péguy aujourd’hui ? Et contre qui il combattrait le poète Péguy ? Il combattrait comme la plupart, avec un bulletin de vote. Pour chasser le pire qu’on ait eu et pour en faire venir un autre à sa place. A la place du pire, un autre pas mieux. Car après le pire, on n’aura certes pas mieux. Mais on fera pas pire que ce qu’on a déjà fait. Ça ne sera pas plus pire, comme on dit parfois dans les cours de récréation. On recréera juste un pire, mais ça sera un pire juste un peu mieux. Un pire juste moins pire en somme. Un pire pas pire que l’autre en tout cas. Mais un autre pas mieux non plus. En tout cas plus pire que n’importe qui après tout. Toujours est-il pas pire que l’autre d’avant. Car l’autre d’avant, dans le pire on n’avait pas fait mieux. En tout cas jusqu’ici. Jusqu’au prochain autre. Jusqu’à sa prochaine réélection à l’autre pire. Jusqu’à l’autre bulletin dans la pire des urnes, on ne fera pas mieux. On fera pas mieux jusque-là et il faudra attendre. On nous fera poireauter. Il faudra être patient. S’attendre au pire ou au pas mieux. C’est ça notre devenir. Notre promesse. Notre désir. Notre crédo. et on en fera même toute notre carrière et notre postérité.
Est-ce que Péguy lui patientait, depuis ses tranchées ? Depuis son chemin de croix, ou son Chemin des Dames ? Est-ce qu’il poireautait ainsi en attendant la balle. Car il l’aurait finalement reçue sa balle en travers les yeux. Même à patienter dans ses lignes. Il aurait eu ainsi plusieurs balles et même un boulet de canon, plutôt que d’avancer tête nue et de courir d’un poste à l’autre. Il avançait dans les lignes, mais il aurait pu se mettre où il voulait dedans. Il aurait même pu se terrer dans un trou. Il n’était pas sûr d’être perdu pour la balle ou pour le boulet de canon. Il était même quasi sûr de les gagner tout autant, Péguy. Mais il n’a pas réfléchi : il est allé de l’avant. Il a couru d’un poste à l’autre, d’un piège à l’autre, d’une balle à l’autre. Car aujourd’hui on sait bien lui reprocher tous les pièges qu’il n’a pas su voir Péguy. Pourtant il en a vu des pièges Péguy. Les pièges et les trous et les balles et les obus de son temps, il a su les voir de loin et parfois, malgré tout, les prendre. Il en a peut-être pris de trop, car peut-être a-t-il trop vu Péguy. Et on pense aujourd’hui à lui, mais comme des bourgeois. On pense comme des assis, nous les combattants. On pense comme des bourgeois assis parlementaristes vis-à-vis de Charles Péguy. Charles Péguy le chrétien ou Charles Péguy l’inchrétien, comme j’ai lu. Charles Péguy le réactionnaire. Charles Péguy l’ancien. Le mal embouché. Charles Péguy le paysan. Ce n’est donc pas Charles Péguy qui exagérait un brin. Car déjà c’est son époque à lui qui déjà exagérait un brin. Et lui avait raison de soutenir mordicus, que c’est à partir de la fin du dix-neuvième siècle, que tout ça a commencé à défaillir. Que la vie à déconné. Que les choses ont commencé à mal tourner pour le monde. Le monde chrétien ou le monde à venir. Les promesses à venir. Les promesses communistes. Les promesses d’une politique non parlementariste, non bourgeoise et élitaire. Mais quelle tête il ferait, aujourd’hui, le pauvre Charles, s’il nous voyait. S’il lisait dans nos yeux ou dans nos livres. S’il lisait dans les lignes de ceux qui se disent des combattants. Des combattants sans combat, à part les urnes. Car tous les artistes vont aux urnes. Et tout ceux qui n’y vont pas méprisent ceux qui y vont. Tout n’est que mépris. Et le mépris va jusqu’au poète Charles Péguy. Tous les artistes méprisent le poète. Mais le poète aussi les méprisait. Car il méprisait les catégories. Il n’y a pas de catégories pour le poète Péguy. Et il n’y a pas de mépris pour celui qui se trompe, ou pour celui qu’on avilit, celui qu’on a fait entrer dans la carrière de l’ignorance. Car il a bon fond l’ignorant, après tout. Il devine qu’il y a cette part en lui qui parle. Cette petite parcelle de lui-même, il l’a devine. Il n’a pas totalement perdu la main, ni la fatigue, ni la gaité, ni l’insouciance. Il lui suffit qu’il reprenne son outil. Et son outil c’est sa pensée, c’est sa parole. Il lui suffit qu’il reprenne sa voix. Sa voix d’ignorant. Sa voix du monde à lui et qu’il la mêle à toutes les autres. Que tous les ignorants se comptent pareillement. Que tous les ignorants se savent. Qu’ils soient dans leur voix et que toutes les voix d’ignorants aient ainsi leur propre voix. Que chacun ait sa voix et qu’il la garde bien, à l’abri des mensonges et des capitulations. Toutes les capitulations d’aujourd’hui, et notamment électorales.
Car il en ferait une de sacrée tête Péguy, s’il nous voyait ainsi tout le temps capituler, avant même un semblant d’engagement. Un semblant de parole engageante. Un semblant de conflit. Un semblant de vie. Il nous ferait une de ces têtes Péguy, face à nos têtes de capitulaires et de concédants, nos têtes patibulaires dans le capital qui ment. Nos esprits divisés. Nos pensées contraintes et notre ironie. Il ne connaissait pas l’ironie, Péguy. Il avait la sainte horreur de ce monde-là. Il n’en avait même pas horreur, car il ignorait tout bonnement ce monde. Il n’y avait pas de place pour l’ironie froide et pour le manque total d’amour. Et quand je parle d’amour je parle de tout l’amour. Tout l’amour de Péguy pour tout ce qui frayait avec la vie. Tout l’amour de ce qui vivait dans l’innocence et l’insouciance. Il en ferait une de tête aujourd’hui, face à tout l’amour qu’on ne lui porte pas. Car on ne porte plus aucun amour, ni pour l’autre ni pour sa culture. On ne porte de l’amour que pour soi. Soi dans son inculture ou soi dans son non-amour. La télé porte son non-amour pour elle, tout comme le politique porte son non-amour pour lui, tout au moins pour son pouvoir. Le pouvoir pour lui non aimé. Sa vraie quête est donc la détestation. Aimer faire détester. Aimer porter la détestation à son pinacle. Que la télé et le politique, mais aussi le financier, portent la détestation au plus haut de l’amour inversé, c’est-à-dire à la détestation de nous-mêmes. Car aujourd’hui, il en ferait une de tête Péguy, à nous voir nous détester ainsi, nous les humains. A continuer à vivre ainsi, nous les humains. A autant détester ainsi la vie, nous les humains. Et d’ailleurs, à continuer à dire nous, alors que nous quittons le nous. Que nous ne voulons plus être nouer à un quelconque nous et qu’il nous faudra d’autres nous pour nous le dire. Mais ils nous diront rien, car tous les nous manqueront. Qu’il n’y a plus de nous et d’ailleurs nous croyons qu’il n’y a plus que nous pour le penser et le dire. Et que tous les nous pensent et le disent ainsi, dans la détestation profonde des autres nous.
Qui faut-il croire alors ? Il faut croire en la tête à Péguy, la bobine à Péguy qui court tête nue à travers ses lignes d’écrits. Ses lignes où ça éclate de partout, où ça se trompe de toute part et où ça se réécrit, redit, approfondit, jusqu’à faire des trous. Il faut croire en sa bonté et en sa colère. Il faut croire en sa guerre, comme véritable rédemption pour notre monde moderne et post-moderne. Pour notre art, notre poésie. Il ne faut pas assécher notre art et notre poésie, mais aller de l’avant et croiser partout le fer avec l’indigence de notre époque et avec l’atonie qui nous traverse de partout. De partout et de toute part ça nous croise et nous défrise. De partout et de toute part la guerre qui éclate et de partout et de toute part nous dans les trous de nos textes et de nos images. De partout et de toute part l’ironie, le fadasse et le manque de bras. C’est ça qu’il dirait Péguy, s’il pointait sa bobine aujourd’hui, à travers nos lignes.